6* Émissaires, Québec réinventée par la photographie actuelle – Sylvain Campeau

[Printemps 2009]

Centre VU, Québec
19 juin au 10 août 2008

Il n’y a pas eu que Robert Lepage, l’été dernier, à Québec, au 400e anniversaire de la ville, à mouliner des images. Le Centre VU a lui aussi participé aux festivités avec la présentation de l’exposition 6* Émissaires, accompagnée de la parution d’un livre éponyme, sous-intitulé Québec réinventée par la photographie actuelle. Or, si Lepage y est allé d’une plongée dans la mémoire collective grâce à une incursion dans l’iconographie globale et familière de la vieille dame qu’est Québec, six émissaires ont mené, comme le souligne bien Lisanne Nadeau dans la publication, une sorte d’anti-mission photographique qui en vient tout de même assez bien à mettre en parallèle la pérennité des éléments constitutifs de l’image de la ville et une certaine mise en cause critique. Si l’initiative se rapproche évidemment de la mission photographique, elle s’en distingue aussi par un refus de la complaisance dans la conservation nostalgique des images du vieux Québec d’antan. En bref, si on allait vers le Moulin à images de Robert Lepage pour se conforter et se réconforter dans la prégnance de nos souvenirs, dans le sentiment d’une communauté recréée par l’image, on ressort plutôt des salles d’exposition du complexe Méduse avec un inconfort et une incitation au réexamen critique de ce qui compose notre réserve scopique des images familières de Québec.

On ne saurait trouver meilleure illustration de ce penchant que la série d’images conçues par Patrick Altman. La rue Champlain, La citadelle, Les fortifications, La basse-ville et le port et autres sont toutes des images récupérées, créées vers la fin des années 1800 montrant Québec sous un jour connu et couleur sépia. Le problème est qu’elles ne sont pas, mais alors pas du tout de Québec. La première citée est une image d’Édimbourg; la seconde, de même; la troisième, de Metz et la dernière, de Boston. Notre mémoire imagière est certes constituée de représentations iconographiques pérennes, mais celles-ci n’assurent vraisemblablement pas toujours que ce que nous voyons correspond aux lieux attendus.

Une même sollicitation de notre mémoire collective, celle-là plus étroitement liée à l’histoire de l’art québécois, est à l’œuvre dans les travaux d’Ivan Binet. Il a cette fois choisi de jumeler des œuvres picturales connues du peintre Cornelius Krieghoff, dont l’intérêt pour les paysages du Québec est bien connu, et ses propres tentatives, couronnées de succès, de reconstitution. À la reproduction en plus petit format d’une huile du peintre, il joint sa propre image photographique du même lieu. Un orage à Saint-Féréol, une vue des chutes de Sainte-Anne, le pont Déry enjambant la rivière Jacques-Cartier font les frais d’un tel traitement. On n’est toutefois pas sans savoir que, pour réaliser ses œuvres, Krieghoff s’est souvent employé à opérer de petites modifications dans le tissu champêtre des lieux. Ivan Binet, motivé par les changements qu’ont subis les lieux peints par l’artiste et par le souvent difficile point de vue à trouver et à occuper pour ses propres prises de vue, ne s’est pas fait faute d’agir de même. Certains éléments des paysages qui nous sont offerts ont ainsi été manipulés numériquement. Ce peut être un arbre déplacé, un cheval et sa calèche greffés sur le bord d’une rivière, une montagne compressée pour présenter le même volume que sur le tableau…

Plus métaphorique mais aussi fidèle à son esthétique, Mathieu Beauséjour nous offre une série de portraits métallisés, portés en médaillons. Les Kings and Queens of Quebec font certes écho aux prétentions de certains fédéralistes, trop heureux de réécrire l’histoire en proclamant Champlain le père et l’ancêtre des gouverneurs généraux actuels au cours de cette année du 400e anniversaire de Québec. Ils rappellent aussi la triste et folle histoire de Martin Bureau et de son portrait de la reine au panache de caribou, coulé en fonte et feuille d’aluminium, œuvre présentée dans le cadre des Regards fous de Folie/Culture, l’été dernier. Mathieu Beauséjour s’est lui aussi inspiré des pièces de monnaie dont il a, en fait, tiré ses profils monarchiques sur fond noir. Les blessures et marques de ces pièces, qui n’ont jamais eu cours au Canada, montrent leurs textures profondes et humanisent quelque peu ces profils des rois et reines successifs du Royaume-Uni. Il se pourrait bien qu’en choisissant un tel sujet, l’artiste cherche à montrer le lien consensuel qui existe entre le référent et le médium photographique, entre le signifié et le signifiant. Car sa fascination pour le système monétaire évoque le temps où la monnaie fiduciaire a remplacé la monnaie métallique et où le lien entre la valeur en réserve et le papier la représentant n’est que de convenance.
Isabelle Hayeur a, quant à elle, privilégié un motif particulier en greffant, dans plusieurs images, la façade en ruine de l’église Saint-Vincent-de-Paul dont la démolition interrompue est source de controverses dans la Vieille Capitale. Elle choisit ici un élément véritablement ancien, à l’architecture tronquée, sans doute plus révélatrice de l’âge vénérable de la cité que les maisons revampées et accommodées à des fins touristiques. Cette ville-musée qu’est Québec possède donc son trublion architectural. Elle transporte cette façade en d’autres sites touristiques, troublant les lieux préférés des visiteurs curieux. Elle la retourne aussi et en montre les arcanes et le squelette. Elle fait de même en d’autres lieux, crevant la surface briquetée des murs et exploite du coup la paroi d’une maison bien connue qui affiche en son flanc les images peintes de personnages historiques. Ces opérations, qui empruntent aux graffitis, inscrivent une certaine actualité ravageuse dans les images que Québec aime donner d’elle.

Lynne Cohen reste elle-même tout aussi fidèle à sa démarche personnelle. Elle s’est donc détournée volontairement des lieux traditionnels anciens pour aborder les intérieurs témoignant d’une certaine modernité froide. Ses photographies pourraient être celles de n’importe quel intérieur glacé. Parmi ces pièces désertes, on retrouve des lieux aussi différents que piscines, lobbies impersonnels et salle de tir de la base militaire de Valcartier. Elle a ainsi sondé l’autre visage, caché, celui de toutes les grandes villes, qu’arbore Québec pour ses habitants et ses citoyens et usagers.
Il en va un peu de même de Doyon-Rivest en ce sens qu’eux aussi se sont intéressés aux intérieurs. Mais ils ont préféré glaner des lieux moins connus du grand public, lieux vénérables et fermés au commun des mortels. Ces endroits sont le cercle de la Garnison, club privé fondé par des militaires britanniques en 1879, la bibliothèque du Morrin College et la piscine au décor en trompe-l’œil de l’hôtel Palace Royal. Toujours, en ces endroits retirés, ils ont campé trois personnages dont on ne sait trop quoi penser de la présence en ces lieux. Il s’agit d’un gentilhomme français au costume anachronique, d’une geisha et d’un Africain en tunique traditionnelle bariolée. Ces personnages interagissent peu, s’ignorent même et semblent habiter un autre temps. Certes, la mission photographique cherche à révéler et à conserver l’étrangeté du connu et de l’archi-vu. Certes, la mission a pour but la conservation et une certaine muséification forcée du banal et du quotidien. Mais elle opère dans un contexte précis qu’elle cherche à renforcer et dont elle veut montrer la prégnance et l’intérêt. Ce n’est certes pas ici ce que permet la présence de personnages littéralement tirés d’un musée de cire.

Mission pour mission, il appert que c’est celle de déconcerter que se sont donnés ici les artistes invités. De déconcerter et de recontextualiser, de forcer l’attention par le recours à des stratégies de dérivation subtile, par images créées et recréées, des lieux et des sites. Par l’effort de ces créateurs qui ont su arrimer leur esthétique propre à l’objectif de cette mission particulière, Québec apparaît comme un site descellé, tiré de ses lieux usités et communs pour naviguer sur ses potentialités symboliques.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes. Il a aussi à son actif le commissariat de plusieurs expositions au Canada et à l’étranger.