À propos de la photographie – Marcel Blouin, Benoît Aquin, Jean-François Leblanc et Robert Fréchette

[Automne 1989]

par Marcel Blouin

Si je pouvais raconter l’histoire avec des mots, je n’aurais pas besoin de trimbaler un appareil photographique. ⎯ Lewis Hine

Catanzaro, Italie, 26 octobre 1986
Montréal, Québec, 15 juin 1989

Chez les photographes qui ont pour sujet principal les humains,
vous savez ces bipèdes qui cherchent une explication à la vie,
il y a ceux qui volent et ceux qui quêtent.
Voleurs ou quêteux,
à vous de choisir.

Je suis drastique, je sais.

Les premiers volent des images aux gens
sans que ces derniers ne s’en rendent compte.
Il y a plusieurs techniques pour cela.
Le téléobjectif,
la caméra épingle-à-cravate,
le briquet de James Bond,
et quoi encore.

Les seconds quêtent les images aux gens
en leur demandant poliment,
s’ils peuvent les photographier

« Est-ce que je peux vous photographier
dans votre position naturelle et quotidienne.
C’est pour faire un documentaire impartial et objectif
sur la manière de vivre des Italiens aujourd’hui. » (!!!)

Oui, j’exagère,
il y a de très bons photographes-quêteux qui font
de très bonnes photos avec de très bons sujets
dans de très bonnes conditions.
Bon !

Dans mon cas, en général,
ça me réussit peu.
Plus tard, plus vieux,
j’admets que je ferai du portrait en studio.
Je m’adonnerai alors à la quête photographique,
cela conviendra bien aux rhumatismes, arthrite,

maux d’estomac, toux persistante
et autres problèmes physiques et mentaux
que j’aurai à cet âge-là.
Le confort au foyer sera le meilleur remède,
tandis que le portrait de studio
sera mon évasion quotidienne.
Voyager, c’est tellement fatigant.

Je crois que les deux façons de travailler sont intéressantes.
Dans le cas des « quêteux »,
pour qui je suis sévère,
on a qu’à penser au travail de Diane Arbus
pour se rendre compte de la richesse d’une telle approche.
Là où je voulais en venir,
c’est que, plus souvent qu’autrement,
je me retrouve dans le camp des voleurs d’images.
Mais attention,
il y a voleur et voleur.
Il y a le vol gentil du photographe trop gêné,
il y a le vol crapuleux du conquérant
qui vole le pauvre de son image
afin de meubler albums, salons et revues des pays industrialisés,

la beauté de la pauvreté a un prix
et ça se vend bien,

il y a le vol au nom de la classe ouvrière,

voler aux riches
pour redonner aux pauvres,
le Robin des Bois de la photo quoi !

sans oublier les paparazzi
qui savent nous informer
en utilisant leur sens critique et leur immense talent,

merci encore, notre siècle est béni des dieux de l’information.

De fait, je vole,
puis j’ai des remords de conscience.
Est-ce bien ? est-ce mal ?
est-ce que les portes du ciel me seront ouvertes
si je continue sur cette route du voleur de grands chemins ?

Le complexe du photographe
élevé dans une culture judéo-chrétienne.

Je n’aime pas vraiment quand le sujet me pointe du doigt
parce que je photographie dans sa direction.
J’aime encore moins quand
on se met la main devant le visage pour se cacher.

Pourquoi le visage,
pourquoi pas le sexe ?
Et je déteste,

j’allais faire un lapsus et écrire j’adore ???
(les photographes sont masochistes),

quand on m’engueule.
Pour ces raisons,
que tous les photographes ont connues, connaissent
ou connaîtront,
je vole.

Je vole, en regardant dans le viseur,
puis parfois en n’y regardant pas.

Quand je regarde dans le viseur,
souvent je fais semblant de photographier
le bel édifice, la fontaine, ou le monument à la con
qu’il y a derrière le sujet qui m’intéresse.
D’autres fois,
si mon sujet est en mouvement,
je fixe un endroit et j’attends que le sujet se présente
dans le cadrage et clic.
Ou encore, je m’enfonce l’œil dans le viseur,
puis comme un dingue,
je pointe l’objectif dans toutes les directions
et quand je fais clic,
l’important c’est de continuer d’être en mouvement
de façon à laisser le sujet perplexe à mon propos.

Il est dingue ce mec !

Finalement, cela peut s’ajouter à chacune
des façons énumérées précédemment,
il m’arrive,
après avoir volé l’âme du sujet visé,
de regarder complètement ailleurs
et même de pointer du doigt,
tout en discourant sur la beauté du paysage,
du décor, de l’architecture, etc.

À noter que cela s’applique seulement
s’il y a quelqu’un qui vous accompagne :
sinon on vous enferme.

Et il y a plus grave,
c’est-à-dire ne pas regarder dans le viseur.
Il faut pour cela travailler avec un grand-angulaire
de préférence.
La caméra à la hanche,
nonchalamment,
avec un pouce tatillonnant,
on appuie sur le déclencheur.
Cela permet parfois de capter des scènes
de la vie quotidienne sans modifier
quoi que ce soit dans l’attitude
du sujet et c’est alors fantastique,

si l’on exclut, bien sûr,
le remords qui est toujours là.

Hélas, trop souvent,
on obtient des cadrages inutilement désaxés,
des lectures manquées,
des compositions abominables,
sans mentionner les têtes coupées.

«Vous désirez avec ou sans tête ? »

Mais il y a plus grave encore.
En voyage, parfois,
le con à kodak qui pose sa femme blonde
et nordique devant la belle statue de Michel-Ange,
il vous fait chier.

Eh bien parfois,
l’autochtone,
c’est ce con qu’il voit en vous.
Puis, là merde,
un large sourire niais et américain
apparaît et uniformise tous les visages de la terre,

sans parler du fait que tout coûte alors plus cher,

et c’est à ce moment bien précis
que vous avez envie d’exécuter
le lancer du marteau avec votre caméra,

nouvelle discipline olympique aux Jeux de 1992 à Barcelone.
Tous les médias vont couvrir le sujet.

Si je n’aimais pas la photo,
je n’hésiterais pas un instant :
j’oublierais mon appareil chez-moi
avant de partir en voyage.
Oui, il m’arrive d’affirmer :
j’aimerais ne pas aimer la photo.
Puis, un peu comme Lewis Hine,
faute d’une plume agile,
je m’embarasse d’une caméra.

par Benoît Aquin (membre de l’Agence STOCK PHOTO)

Je cherche à diffuser un
photojournalisme plus intègre
et impliqué face à la situation
plutôt anémique qui anime
cette discipline au Québec,
c’est-à-dire face à
un photojournalisme
souvent trop bien rangé et
trop fréquemment plié
aux exigences des publications.

par Jean-François Leblanc (membre de l’agence STOCK PHOTO)

Port-au-Prince, 29 novembre ’87. Journée historique.

Subtil mélange d’espoirs et de craintes pour les Haïtiens qui se lèveront très tôt ce matin-là pour se rendre aux urnes afin de botter le cul à trente ans de dictature duvaliériste.

Je me rends au bureau de vote le plus près. Une tension sournoise rôde dans l’air. Quelques minutes plus tôt, dans un autre bureau tout près d’ici, le carnage s’est produit. Les mitraillettes macoutes ont craché la mort. Les corps désarticulés se sont affaissés dans une mer de sang. Plus d’une trentaine de victimes, d’hommes et de femmes, venus paisiblement voter ce matin-là. Ici, on questionne, on gueule, on s’agite.

Je me sens pris au piège derrière ces murs, ces grillages, cette foule fébrile. J’appréhende à tout moment l’incursion d’une bande de Macoutes, le crépitement sauvage des mitraillettes vomissant sur la foule sans défense. J’essaie de chasser cette vision. J’évite de me demander ce que je fais là. Je prends des photos. C’est ce que j’ai de mieux à faire. Puis soudain, c’est la panique, le courri, le raz-de-marée vers la sortie. Je m’agglutine instinctivement à la masse, puis je m’étonne d’être déjà dans la rue. Mes gestes sont commandés par l’émotion, par l’instinct de survie. Je sens que j’ai dépassé une limite. Je ne comprends pas ce qui arrive.

Pourquoi ce journaliste haïtien prend-il ma photo ? Machinalement, je lui rends la pareille. Ce n’est que plus tard, en voyant la photo, que j’ai remarqué tous ces regards.

J’ai passé le reste de la matinée à l’hôtel. Les rues de la ville s’étaient transformées en désert. Sillonnées seulement par des véhicules militaires, chargées de soldats ou de Macoutes en civil exhibant fièrement leurs armes, parsemées, çà et là, de voitures défoncées, perforées, carbonisées.

J’ai pensé à Apocalypse Now, à Under Fire, à Mad Max. Je me suis demandé ce que je foutais dans ce décor, loin de mon univers tranquille et douillet. Je me pose encore la question. Mais je ne cherche plus de réponse. J’ai envie d’y retourner.

par Robert Fréchette

Unamen Shipu veut dire rivière-peinture en Montagnais.

La couleur de Peau rappelle la peinture que l’on faisait avec de l’écorce. Les Blancs ont interprété de toutes sortes de façons le nom Unamen. Il fut tellement transformé, qu’aujourd’hui ce lieu s’appelle La Romaine. C’est à mille kilomètres de Montréal sur la Côte-nord, à l’endroit où la rivière se jette dans le golfe. Un village de 700 âmes sur le bord de la mer. Une porte pour entrer dans le pays Indien. J’y suis allé trois fois, j’y retourne bientôt, afin d’y effacer un vide dans ma mémoire de Blanc.