Alain Laframboise, Stilleven – Jocelyne Lupien, L’inquiétante étrangeté des objets immobiles

[Été 1997]

Les stilleven photographiques d’Alain Laframboise sont travaillés par la rhétorique spécifique de ce genre hyper-codifié que constitue la nature morte : mise en scène d’objets inanimés et énigmatiques, lumière directionnelle éclairant dramatiquement et théâtralement les choses (clair-obscur), fond plat et peu profond sur lequel les objets se découpent, effet de trompe-l’œil saisissant (que permet bien la photographie), contenu symbolique dissimulé qui invite à réfléchir sur la finitude et le caractère éphémère de la vie.

par Jocelyne Lupien

Pour moi, il n’y a qu’un seul critère qui permette de dire qu’une photo est bonne : qu’elle soit inoubliable.
⎯ Brassaï

C’est au XVIIe siècle, à Paris, que le peintre Charles Lebrun, fondateur de l’Académie royale de peinture, fixa l’échelle hiérarchique des genres, attribuant à la nature morte le rang le plus bas étant donné que la simple reproduction d’objets immobiles — des fleurs dans un vase, les restes d’un repas ou des livres — était jugée fort peu honorable au regard de la grande peinture religieuse, politique ou mythologique. Pourtant, déjà le Caravage avait fait remarquer que peindre des objets inanimés ou immobiles — des stilleven, ainsi qu’on les appelait en Hollande au XVIIe siècle —, nécessitait autant d’habileté et de temps que portraiturer des humains, des dieux ou des nymphes. Le but de la nature morte n’était pas uniquement de reproduire fidèlement la Nature, mais de véhiculer des contenus symboliques dissimulés à connotation morale ou religieuse — ainsi que Panofsky l’a bien expliqué. Renouant avec cette tradition tout en la parodiant, les stilleven photographiques d’Alain Laframboise sont travaillés par la rhétorique spécifique de ce genre hyper-codifié que constitue la nature morte : mise en scène d’objets inanimés et énigmatiques, lumière directionnelle éclairant dramatiquement et théâtralement les choses (clair-obscur), fond plat et peu profond sur lequel les objets se découpent, effet de trompe-l’œil saisissant (que permet bien la photographie), contenu symbolique dissimulé qui invite à réfléchir sur la finitude et le caractère éphémère de la vie.

Les objets présents dans les images de Laframboise sont toutefois modalisés par une rhétorique spatiale singulière qui crée des ambiguïtés d’échelle, lesquelles génèrent à leur tour des ambiguïtés perceptuelles et des dissonances cognitives riches d’effets inquiétants. Voyez combien ces cercueils — icônes mortifères — nous semblent immenses au premier coup d’œil, alors qu’à y regarder de près, on se rend compte que leur disposition «hystérique» nous révèle leur véritable nature de modèles réduits. Voyez comment, dans cette autre image, la représentation en gros plan d’objets flous — évoquant la vision périphérique — crée un rapport proxémique d’une insupportable intimité, pendant que, dans la même image, une petite maquette architecturale tente de nous faire croire qu’elle est monumentale. Chiasme. Dissonances d’échelle, mais aussi dissonances iconiques visibles dans cette autre photographie — qui parodie Zurbaran tout en lui rendant hommage — où la présentation linéaire de trois objets (un masque, une poupée et un crâne humain) évoque la structure syntagmatique d’une phrase alignant un à un ses mots, stratifiant et ralentissant ainsi le temps de perception et de décryptement du sens de l’image.

La fonction de représentation est certainement très importante dans ces photographies traversées d’objets fétichisés, mais Laframboise a compris que cette fonction fonde moins la ressemblance de l’objet à son modèle que son pouvoir de l’évoquer1. Ces images tiennent lieu de ce qu’elles représentent, elles possèdent une mâna ; mais là ne réside pas leur fonction, car elles ont aussi le pouvoir, semble-t-il, d’agir sur les gens qui les regardent, en ce sens qu’elles ont le pouvoir de contenir l’objet représenté et le spectateur dans une même enveloppe2. Nous nous abîmons — nous plongeons et nous nous perdons en elles — dans ces images séduisantes et persuasives, parce que nous nous y reconnaissons.

Nous sommes dans ces images. Si nous avons le sentiment qu’elles nous ressemblent, c’est parce que ces images, rêvées et exposées par Laframboise, donnent une enveloppe à nos propres pensées, à nos rêves et à nos phantasmes.

Dans un autre ordre d’idées, on peut se demander si les photographies de Laframboise ne constituent pas autant d’écrans qui nous permettent de nous protéger de l’effraction des objets et de la réalité insupportable qu’ils évoquent. En effet, les cercueils, les pierres tom­bales et le crâne sont brandis comme autant de fétiches magiques capables d’éloigner la mort. Même dispositif dans cette image où deux statuettes minuscules, assises au-dessus d’un abîme doré, semblent subjuguées (pétrifiées ?) par une apparition fulgurante — invisible pour nous — qui les éclabousse et les enveloppe d’une lumière byzantine. Cette image ne nous fournit-elle pas un moyen d’éprouver, par icônes interposées, une expérience mystique intense ?

Les Visions domestiques d’Alain Laframboise s’avèrent des représentations de sa propre perception d’objets qui, d’ordinaires qu’ils sont à première vue — voire banals, comme le dit l’artiste —, sont transfigurés par le processus sémiotique de l’image photo­graphique en objets fétiches-fétichisés chargés de la lourde mission de nous communiquer l’indicible et le non représentable, c’est-à-dire la mort, la fulgurance de la jouissance et l’extase mythique. Rien de moins.

1 Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image, Paris, Dunod, 1995, p. 158.
2 Ibid., p. 164.

Alain Laframboise expose son travail depuis 1983. Il réalise des « boîtes », suivant des techniques mixtes, et des photographies. Il a exposé au Canada et en Europe. Plusieurs de ses œuvres font partie de collections publiques et privées. Il est l’auteur, avec Normand de Bellefeuille, de Notte oscura, un livre de photographie et d’écriture poétique, paru aux Éditions du Noroît en 1993. Il a codirigé les éditions et la revue Trois de 1985 à 1996. Critique d’art, il collabore à de nombreuses revues et publications, ainsi qu’à l’organisation d’ expositions. Spécialiste de la Renaissance et du maniérisme italien, il enseigne l’histoire et la théorie de l’art à l’Université de Montréal depuis 1976.

Jocelyne Lupien est professeure d’histoire et de théorie de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Depuis le début des années quatre-vingt, elle a rédigé de nombreux textes sur l’art contemporain dans divers catalogues, chapitres de livres et articles, notamment dans les pério­diques culturels Visio, Spirale, Espace, Vie des arts, Etc. Montréal, Parachute et Protée. Boursière du Conseil des Arts du Canada, elle prépare actuellement un essai, L’art contemporain au Québec depuis 1980. À l’automne de 1997, elle sera conservatrice de l’exposition Anamorphose, arcimboldesque et images spéculaires à la Galerie de l’UQAM.