Alexandre Castonguay, Digitale – Sylvain Campeau

[Printemps 2005]

Pierre-François Ouellette Art contemporain, Montréal
du 17 juin au 11 septembre 2004

La pratique des arts, dussions-nous remonter à la nuit des temps de ses origines, me semble être commandée par un désir et une pulsion fondamentale : celle de sonder, par la mise en forme d’une présence signifiante, le sens de notre être-au-monde et de ce qui fonde notre rapport à ce qui nous entoure. Michel Serres, dans un essai où il abordait la question de la sculpture, imaginait cette première levée de terre, ce façonnement originel, ce moment où l’homme se met à entrer en rapport, par cette matière qu’il lève en figures minimales, en monuments grossiers, avec son environnement. À ce moment où il se discerne comme différent, quand il se coupe symboliquement des éléments environnants, où il établit une frontière qui le fonde comme entité différente et comme puissance façonnante. Moment du premier faire, moment où, par cette forme qu’il vient de créer, d’assembler grossièrement en figure, face à elle surtout, il installe le monde et lui-même dans un face à face. Où, à la fois, il célèbre sa différence et déplore son bannissement ; expulsé, par la conscience qui lui vient, de cette masse innommable et chargé, désormais, de nommer le monde.

Ce mystère de notre présence en ces lieux, mais surtout de notre capacité à la penser et à l’interroger, nous n’avons cessé de l’investiguer, de chercher le sens et l’épaisseur des relations qui nous lient à elle et définissent ce que nous sommes. Pour mieux comprendre, nous ne cessons d’assembler des figures, de tirer des traits, de coucher des couleurs. Toujours à la recherche de l’analogon parfait, d’une reproduction des êtres et des choses si grandes et si proches de l’originel qu’en la regardant, quelque chose nous apparaîtra, que nous n’avions pas encore vu. Récemment, c’est-à-dire il y a quelques 165 ans, nous avions cru trouver le mécanisme parfait : la photographie. Celle-ci permettait une grande correspondance entre le construit pour l’oeil et le réel. Par celle-ci, nous croyions que quelque chose du référent touchait littéralement l’artefact et se déposait sur lui. Quelque chose qui relevait du tact, d’un toucher, d’une affinité partagée par contact et dépôt.

Aussi ne serons-nous pas vraiment surpris que des artistes se penchent maintenant sur la possibilité de créer des œuvres qui puissent entrer en relation avec nous, qui puissent interagir. Des œuvres interactives, qui réagissent et enregistrent, dans le moment même où nous entrons en proximité avec elles, notre présence. Des œuvres que l’on dirait presque « conscientes », éveillées, frémissantes.

C’est de cela qu’il retourne avec cette exposition d’Alexandre Castonguay. Il a en effet créé une installation complexe qu’il suffit d’approcher pour qu’une réaction se produise. Entrons-nous dans la galerie que nous ne savons encore rien de tout cela. Tout ce que nous voyons est confondant. Nous sommes d’ailleurs plutôt conduits à penser que l’œuvre réside essentiellement dans la projection que l’on perçoit dès l’entrée. Or, il n’en est rien. Cette image dont on discerne mal les détails, sinon le contenu et la teneur, est secondaire. C’est sur le banc, vers lequel on avance pour prendre place, que se tient le foyer de cette œuvre. Une plaque sensible, qui hésite entre l’écran d’ordinateur, la vitre d’un numériseur ou le dépoli d’un appareil-photo, est encastrée dans ce siège rembourré. Elle est parcourue de frissons, d’ondes étranges. S’en approche-t-on qu’elle frémit. En elle, ces vagues, filées, découpent grossièrement notre silhouette et surmultiplient nos mouvements. La touche-t-on qu’à nouveau, des ondulations, qui ressemblent au choc des gouttes tombées sur l’eau, dérangent la surface fluide des pixels. On suppose presque automatiquement que ces effets vont se répercuter sur le grand écran, que tout le dispositif a une fonction de captation et de reproduction, en temps réel, de ces mouvements. Mais il n’en est rien. L’écran reste coi.

À côté de cette plaque réceptrice repose un appareil photo, un vétuste Brownie. Un câble relie cette antiquité à quelque mécanisme dont on ne sait rien. On devine bien pourtant que ce ne peut être qu’à cette plaque ou à l’écran. La réponse nous est donnée lorsque nous soulevons l’appareil. Le mouvement qu’on lui fait subir s’imprime sur les deux écrans mais différemment. Sur la plaque tactile, la réaction est immédiate. Elle se manifeste dans une sorte de fluidité qui envahit l’écran. L’inscription du mouvement est vague, hachée. Elle apparaît comme un « bruit visuel » qui décuple et découpe les différents états temporels du mouvement. Celui-ci n’est d’ailleurs pas uniquement l’effet de ce qui se passe devant l’objectif mais aussi déclenchement de vagues causée par le mouvement imprimé à l’appareil photo. On assiste donc à une sorte de concert entre effets tactiles, résultant en gouttelettes et ondes répercutées lorsqu’on touche à l’écran, et effets filés, déploiement gestuel comme une vibration entourant les choses, une aura cinétique émanant des êtres et des objets.

Sur le grand écran, n’intervient aucune de ces manifestations visuelles. Il est demeuré intact. Rien ne bouge ni ne se manifeste en lui. Ce n’est qu’après avoir appuyé sur le déclencheur du Brownie que l’on voit quelque chose apparaître. Alors que la plaque tactile appartient au monde vidéographique, il appert que le grand écran, lui, obéit au mode photographique. C’est en celui-ci que l’image prend prise, qu’elle se fige et demeure. Floue, il est vrai ; instable et au contenu indiscernable, sans doute, mais néanmoins présente. Pas plus, cependant, que ne devaient l’être les premières scènes qu’enregistra Niepce en 1827.

Tout se passe en cette installation comme si les différents registres de l’image étaient représentés. On y trouve en effet l’empreinte photographique, sous une forme assez grossière et primitive. S’y ajoute l’inscription cinétique qui doit tout, dans sa mise et sa manière, au mode vidéographique. Avec, en ouverture, l’expérience du tactile et de l’interactivité dans sa forme la plus brute. Et on aurait tort de croire que de la première à la dernière existe une profonde différence de nature. Car, en effet, le régime de l’empreinte photographique fonctionne sur la base un rien fantasmatique du tact. Les photons touchent l’objet reproduit et vont ensuite sensibiliser la matière sensible. Dans l’image photographique, on aime encore croire que quelque part de cette chose touchée s’est déposée sur le négatif puis sur le papier photographique.

On ne peut douter que la présente installation d’Alexandre Castonguay emprunte largement à cette mythographie bien connue du toucher et de la photographie. Il est assez éloquent de voir cette interprétation mythique reprise avec les moyens d’aujourd’hui. Des moyens technologiques qui conduisent l’opérateur au contact tactile, qui lui font créer une image à distance. Car, en effet, l’empreinte, contrairement au mode photographique, n’est pas ici immédiate ni dans une proximité physique. Elle ne naît pas d’une impression, d’un tracé dans une matière photosensible. Et, on l’aura noté, elle provient presque moins de la lumière que du mouvement. C’est, ici, une mouvance qui éveille le dispositif. Ce sont des ondes que l’on voit prendre le pouls et le relais de frémissements que le mouvement fait se répandre dans l’espace. Là, à nouveau, nous avoisinons la photographie et toutes les expériences enthousiastes de l’avant-dernier siècle alors que l’on croyait pouvoir enregistrer l’envol de l’âme au moment du décès. Ou l’image de l’assassin, imprimée dans l’oeil de la victime. Ou un quelconque ectoplasme. Or, ici, nous sommes dans le frémissement moins l’image, dans le frangé cinétique sans le corps se mouvant. Nous sommes dans l’inscription ondulaire.

Nous sommes aussi, c’était là notre prémisse, dans l’interaction. Et celle-ci est un peu primitive, grossière. De notre « implication » physique, de notre présence, ne nous revient que la forme d’une inscription, que les ondes du mouvement. Nous avons fendu l’air en vain. Seule l’onde nous revient. Un écho matérialisé en image.

Notons tout de même combien tout cela est différent de ce que nous avons pu auparavant chercher dans l’art. Nous n’avons plus ici de matière d’où faire surgir l’image, l’analogon. Aucune inscription tangible, aucune empreinte réelle ne vient offrir de double, de doppelganger à ce que nous sommes. Nous n’avons su reproduire la présence par l’image. Nous ne pouvons nous mirer, créer un théâtre d’ombres où scruter ce dont nous sommes faits. Bien au contraire, c’est le dispositif devant nous qui enregistre et réagit à nos mouvements. Nous ne regardons plus des doubles corporels ; nous évaluons ce qui en émane par cette épreuve où nous sommes saisis dans nos mouvements et « répercutés » par une machine de saisie. Nous sommes l’objet d’une inscription qui nous échappe et ne se matérialise pas tel que nous nous y attendions. Dès lors, notre « interaction » avec l’art se modifie aussi. Cela est d’autant plus troublant que cette situation ne nous est pas inconnue. Nous vivons tous cette connivence avec la machine électronique.

Comparé à l’homme du premier façonnement de la matière brute, à ce moment où il établit son pouvoir créateur et où, face à la chose, il se nomme, que pourrait-il être dit de celui qui entre dans le périmètre de cette œuvre pour s’y inscrire comme écho passant et la toucher ? Sans doute faudrait-il plutôt le percevoir comme corps de performance, fondé dans un rapport opérant avec l’oeuvre. L’image résultant de cette rencontre, on le sent, n’est rien. Qu’une ombre. Même le prélèvement forcé sur le flux des ondes, sur le temps et la matière de ce passage d’êtres et de choses n’est pas essentiel. Il est certes trop approximatif et évanescent. Il sera chassé par un autre qui viendra par après.

Digitale n’est pas l’oeuvre d’un contenu, ni d’une empreinte. C’est une œuvre de réception, recueillant l’une après l’autre des occurrences différentes. C’est une œuvre d’inscriptions. D’aucune en particulier mais de toutes en général ; successives, éphémères et déjà caduques. C’est une oeuvre d’obsolescence. Ce que le temps dépose en elle est essentiellement, nécessairement fugace. C’est une oeuvre de sens, en ceci qu’elle emprunte les capacités perceptives de l’être humain, comme ressacs du corps dont elles émanent, pour nous en renvoyer le spectacle.

Sylvain Campeau est critique d’art, commissaire d’expositions et poète.