Après la route – Louis Hamelin

[Été 1990]


par Louis Hamelin

Au début de la décennie, à l’époque où faire du pouce et fumer du pot étaient des activités jouissant encore d’un certain rayonnement social, le bout de la route, pour le fier cégépien que j’étais, s’appelait Basse Côte-Nord.

Avec mon frère, pusher très en vue à Pont-Viau, nous roulions un gros joint et nous déroulions cérémonieusement une carte routière de la province avant de l’étaler sur la table de ping-pong pour nous pencher pieusement dessus. Nos rêves étaient plats comme ce papier-là. Le réseau des voies carrossables, formant un ensemble de traits rouges, semblait figurer un formidable système sanguin et savait faire battre le pouls du pays dans nos cœurs pleins du carburant aux fines herbes. On pouvait se perdre là-dedans. La table de ping-pong, soudain approfondie par tout cet épanchement topographique, nous apparaissait porteuse de toutes les promesses ; sa peinture vert pâle devenait sous nos yeux écarquillés le terreau où pousseraient et s’épanouiraient, végétations fantastiques, les plus fameuses pérégrinations.

Un beau matin j’ai cessé de sucer mon pouce jauni par tous ces joints et je l’ai exposé aux grands vents, dressé vers le haut, impérial, planant au-dessus de la gravelle de l’épaulement de l’autoroute comme une figure de proue. Le vent avait goût de monoxyde de carbone, mais ça ne durerait pas, je savais que les rugissants rectangles de tôle des semi-remorques feraient place, sous peu, au profil élancé des navires du golfe, toutes voiles et diesels dehors. À cette époque, le pouce pognait encore, comme on dit. Tout était dans le jeu du poignet. Mais une autre cause du succès que connaissait ce genre de sollicitation était qu’un nombre élevé de conducteurs, voyageurs d’économie plutôt que de commerce, couraient les chemins à la recherche d’un peu d’herbe adéquate à se mettre sous la lippe. Suffisait que vous ayez l’air un peu freak, que vous arboriez la symbolique chemise à carreaux rouges et noirs, emblème d’un romantisme rustre et révolu, pour qu’un crissement de pneus excité réponde, plus souvent qu’autrement, à l’érection de votre plus gros doigt.

Évidemment, un certain sens de l’innocence pouvait être mis à rude épreuve lors de ces équipées trans-régionales. Ainsi, après avoir dû refuser poliment les cent dollars qu’un type au teint huileux me faisait miroiter comme salaire d’une séance de masturbation en équipe, après avoir réussi à me défaire des prises de genou enthousiastes d’un vieux salopard qui voulait m’entraîner jusqu’au Nouveau-Brunswick et qui avait une façon tout à fait étonnante d’effectuer ses dépassements sur la 20, je me suis ramassé, une fois expédiée l’ingestion du shortcake aux fraises de rigueur au Marie-Antoinette, sur le quai asphalté de Rimouski, en fin d’après-midi. J’étais tellement anxieux de quitter le pavage que je n’avais même pas tenté d’atteindre sa terminaison ultime, du côté de Havre-Saint-Pierre. Je m’embarquai dès le Bas-du-Fleuve sous l’oeil à moitié endormi des énormes goélands qui reposaient, hiératiques, au sommet des lampadaires et qui, du haut de ces échelons verticaux, tels des phares de liberté, me montraient le bout du quai où béait le fleuve. Je me sentais… Comment dire ? Important.

Seul passager à bord. Début de mai. Moutonnement frileux sur le Saint-Laurent, bélugas transis à l’horizon. La confirmation de mes intuitions cartographiques, je la reçus dès l’abordage de la bouche même du quartier-maître, dont les yeux rieurs s’allumaient sous l’impeccable visière blanche surplombant son front. « Blanc-Sablon ! Le bout du monde ! » canonna-t-il d’une voix de stentor. La vision du capitaine Achab en personne ne m’aurait pas plus impressionné. Ça coûtait dans les quatre-vingt-dix dollars, dans le temps. À ce tarif, je ne disposais évidemment pas d’une cabine. J’avais prévu dormir sur le pont, ou alors est-ce que je sais, moi, accroupi à fond de cale ou bien juché sur le nid-de-pie. Ah, l’attendrissant idéalisme maritime !

En fait, un bateau moderne, ça fait plus ou moins penser à un grand salon, ou peut-être même, avec tous ces bancs bien alignés, à une salle de cinéma. Sauf que le film, au lieu de se voir confiné à la surface d’un écran, se déroule de tous les côtés à la fois, de façon très panoramique. Parlant de panorama, c’est là que j’ai établi mes quartiers, au beau milieu du paysage : le compartiment vitré qui dominait les superstructures et qui accueillait d’ordinaire, en saison et quand le mal de mer ne les pliait pas en deux sur le pont, les passagers en mal d’extase touristique, on me le cédait de bonne grâce, c’est là que je m’assoupirais à l’heure des vêpres, la colonne vertébrale en porte-à-faux sur un siège de plastique faisant un angle irréprochable. Mais toutes ces considérations assez mesquines merci ne me font pas perdre de vue la route, rassurez-vous. J’y reviens.

Je n’en ai jamais vu le bout, malheureusement. C’est à la faveur de la nuit que le Fort-Mingan a mouillé à Havre-Saint-Pierre pour une courte escale avant de poursuivre le long de la côte, tel une grosse puce de mer, son inlassable cabotage. Le célèbre archipel au relief torturé qui fit, quelques années plus tard, les beaux samedis du cahier Voyages-Vacances (ou l’inverse?) de la Presse, je n’en ai pas vu le moindre petit pot de fleur. Après avoir essayé en vain, entre Rimouski et Sept-Îles, de dormir la première nuit noué dans mon sac de couchage, avec le ronron des machines contre les reins, je rêvais comme un con.

Qu’importe. La route était derrière nous maintenant. J’étais du premier voyage de l’année. Depuis des mois, les habitants de la Romaine, de Harrington Harbour, de Baie-Johan-Beetz, de Saint-Augustin et de Old Fort n’avaient eu sous les yeux, à la grandeur des flots, que la mouvance anarchique des glaces. Il fallait voir les mains se tendre comme des ressorts au-dessus de l’espace bouillonnant à grands remous qui, entre le bateau et le quai tout coloré par le monde, se rétrécissait lentement, traversé par les amarres comme par des tentacules fébriles. On a beau dire, l’absence de route, c’est fou ce que ça rapproche les gens.

Passons sous silence le petit grain qui survint par la suite, le petit coup de tabac, comme disent les émules du capitaine Haddock. Au large de Natashquan, même les morues avaient du mal à tenir la mer. La seule chose que, vertigineusement affalé contre le bastingage, je n’ai pas pu dégueuler, c’est le gros paquet mou formé par mes entrailles, et ce n’est pas parce que les falaises d’eau noire flirtant avec la tête des mâts et les paquets d’écume nous survolant n’en voulaient pas, je le jure. Mais je ne voudrais pas m’étendre sur tant de liquide et de toute façon, côté rodéo, la balade de fourgonnette qui m’était réservée à Old Fort valait bien tous les typhons de la mer de Chine : parce que l’accumulation des glaces en pleine débâcle bloquait toujours l’accès de la baie de Bradore, aux abords de Blanc-Sablon, il fallut bien se taper ces trente milles (le Québec, je le rappelle, n’était pas encore kilométrisé) de toundra défoncée qui condescendait, dans son immense complaisance, à laisser deux minces ornières s’immiscer entre ses épinettes naines. C’était d’ailleurs tout à fait salutaire pour le postérieur, quand on pense qu’on trouve maintenant sur le marché des bidules alambiqués dont la seule fonction est de vous brasser un peu la gélatine ! M’enfin, la route, ça commence toujours par une piste. La trace de roue est à la chaussée bien lisse ce que l’idée de roman vague et informe est au livre achevé. C’est bien trouvé, ça, tout de même.

Bon. Je vais tenter de couper court, parce que ce voyage l’était, lui : à peine dix jours pour couvrir tout le périmètre du golfe Saint-Laurent jusqu’au Cap Breton, en passant par Terre-Neuve. J’aurais aimé parler de la pêche au phoque (si on dit chasse, on risque de se faire haïr…), de la soupe au lagopède, de la plus longue série de petites bières que j’aie bue de ma vie sans tomber par terre, parler des moyaks en procession et des sarcelles à la noce et d’Aline qui affirmait que si le Québec disait Oui au référendum, le traversier de Terre-Neuve disparaîtrait, et de monsieur Beaudoin qui vous prenait dans son regard comme un poisson dans un filet et qui vous perçait en profondeur, et des newfies qui aimaient passionnément le Canadien de Montréal, hélas éliminé cette année-là. Mais j’ai promis de m’en tenir à la route.

Je l’ai retrouvée, celle-là, en débarquant du traversier, justement, qui venait de valser sur une mer où les blocs de glace étaient aussi tassés que dans mes verres de scotch. La route, elle allait son chemin toute seule, à cette latitude-là. Tellement peu fréquentée, dans ces parages, qu’elle n’arborait pratiquement pas de craquelures, dos d’ânes, cahots et autres cadeaux printaniers du grand dieu des routes gelé comme une balle. Les pick-up Ford haut perchés des newfies roulaient là-dessus comme sur du tapis. La communication verbale, par contre, était plus raboteuse. En fait, honnêtement, les Terre-Neuviens furent simples et sympas, et je n’avais jamais entendu parler de Clyde Wells à l’époque. Mais au fond, j’étais contrarié à l’idée de refaire contact avec cet asphalte au déploiement linéaire.

Ces dernières années, ils ont entrepris le prolongement de la route à partir de Havre-Saint-Pierre. Ça va coûter cher de ponts, ça va faire de beaux arcs de triomphe pour la parade nuptiale des saumons. Imaginez-vous que bientôt, vous pourrez aller coucher au motel Jack Monoloy, à Natashquan. Est-ce qu’il va y avoir des films cochons à tivi ? Pour l’instant, l’après-la-route est encore un avant-la-route. Mais ça va continuer à serpenter tranquillement, le ruban noir va finir par se rendre à Blanc-Sablon. Monsieur Beaudoin va démêler ses filets, et de temps en temps il va partir sur la brosse, trois quatre jours de temps, et ensuite il devra démêler ses synapses. Et puis enfin, il sera relié à l’Amérique.