Bernard Plossu – Serge Tisseron, Une nouvelle mythologie familiale

[Été 1999]

par Serge Tisseron

La famille, comme chacun sait, est en crise. Comme une entreprise qui s’essouffle, elle a besoin d’images pour exalter sa spécificité. Or, indiscutablement, c’est l’affection qui est la trame de la vie familiale, une trame dont la caractéristique est de couvrir plusieurs générations.

C’est elle qui contribue à l’indéfinissable climat de sécurité tranquille et d’émotion partagée qui est non seulement ce que la famille a de mieux à offrir – même si elle ne l’offre pas toujours –, mais ce qu’elle est même la seule à pouvoir offrir. Quel autre groupe humain nourrit, élève et choie ses membres en sachant que leur destin est de le quitter ? La force de Bernard Plossu est de nous proposer une esthétisation de cette affection familiale à un moment où elle n’est pas forcément en crise d’existence, mais indiscutablement en crise de représentation. Les images religieuses traditionnelles sont de plus en plus vues comme des témoignages du passé et il en est de même des représentations que la bourgeoisie du XIXe siècle et le communisme triomphant du début du XXe ont cherché à imposer. Les gens ne se reconnaissent plus dans les mises en scène grandiloquentes où la religion, le communisme et la bourgeoisie se sont complus, comme la crucifixion, la mort du père, le départ à la guerre ou le sacrifice de la mère. Bernard Plossu, au contraire, propose des représentations de la famille au plus près des expériences quotidiennes que chacun fait avec ses proches : le baiser, la caresse, le sommeil partagé… Ses images à lui partent de situations concrètes et anodines dont la valeur ne tient qu’aux sentiments et aux émotions qui y sont partagés et c’est pour cela que chacun peut rêver de s’y reconnaître ou d’y reconnaître ses proches.

1. “Être ensemble”
Les images religieuses ont longtemps eu pour fonction et l’ont encore dans certaines cultures, d’intégrer dans une vaste communion la communauté de tous ceux, vivants ou morts, qui les avaient reconnues. Les images du communisme ont eu cette même fonction. Aujourd’hui, les grandes idéologies sont mortes, et c’est « l’être ensemble » qui prédomine à travers une manière de sentir et d’éprouver en commun. Or, de toutes les émotions, l’affection est celle qui assure le mieux cette continuité. Comme la joie ou la colère, elle peut être partagée, mais cependant elle possède aussi une autre caractéristique unique : alors qu’il est possible d’être en colère contre quelqu’un sans qu’il soit en colère contre vous ou encore amoureux sans retour, l’affection est une émotion qui ne se conjugue qu’à deux. Elle est non seulement partagée – en ce sens que plusieurs personnes peuvent l’éprouver ensemble et en même temps – mais aussi réciproque – en ce sens qu’elle trouve son objet dans un autre qui, à son tour la renvoie de telle façon que son affection à lui trouve son terme en moi-même. Or c’est justement cette situation que créent certaines images de Bernard Plossu.

Non seulement les personnages y sont pris dans une émotion qui les renvoie l’un à l’autre, mais, en même temps, le décor participe à l’émotion qu’ils partagent. L’environnement n’est pas seulement l’espace de l’action, il enveloppe, porte et accompagne l’échange tendre. Et c’est à la limite cette capacité qui permet à Bernard Plossu de faire des images qui nous parlent d’émotion partagée alors qu’aucun personnage humain n’y est présent.

Sur une image deux mouettes dessinent dans le ciel un mystérieux signe de connivence ; sur une autre deux palmes semblent profiter de la demi obscurité pour s’allonger langoureusement l’une sur l’autre ; sur une autre encore, deux crêtes blanches naviguent côte à côte sur la mer étale dans une espèce de promenade sans autre but que celui de s’accompagner mutuellement. Alors que les images de la mer nous donnent en général les vagues comme dirigées vers une plage, un rocher en pleine mer ou un esquif, cette image nous les donne sans autre finalité que leur propre proximité. Ainsi, les mouvements de l’eau photographiés par Bernard Plossu cessent-ils d’être des accidents, des courants et du vent pour participer à l’ordre nécessaire du monde qui serait d’ « être ensemble ». Elles accèdent ainsi à la dimension du mythe.

Levi Strauss affirmait que nous sommes pensés par les mythes bien plus que nous ne les pensons. Il voulait souligner par-là leur caractère fondateur à la fois pour notre existence sociale et pour notre capacité à penser le monde. Cette fonction que Levi Strauss donnait aux mythes peut aussi être remplie par certaines images1. En effet, comme l’être humain n’est pas un pur esprit, il a besoin de moyens de symbolisation qui ne mettent pas seulement à distance mais qui rendent physiquement présent ce qui est symbolisé. Or les mots mettent doublement à distance ce qu’ils symbolisent : ils parlent des choses en leur absence et ils en parlent à travers des signes qui n’ont aucun rapport avec ce qu’ils désignent. C’est pourquoi il faut aussi à l’homme des mises en scène, de la musique et des images. Celles-ci lui confirment son humanité en constituant le miroir des émotions à travers lesquelles il se reconnaît comme humain et elles sont en même temps de puissants ciments de cohésion sociale. L’image « emblématique » est celle qui remplit ces deux nécessités à la fois subjective et socialisante. Autrement dit, une image emblématique n’est créatrice de liens que parce qu’elle symbolise, sous une forme imagée, une valeur essentielle à l’origine du lien. Il peut s’agir d’un idéal à atteindre, comme dans les images du nazisme où a excellé Leni Riefensthal, ou d’un objectif humanitaire à réaliser comme dans celles qu’Eugène Smith a prises à Minamata. Dans celles de Bernard Plossu, cette valeur concerne la saveur de l’émotion partagée.

Pour remplir cette condition, l’image « emblématique » ne doit pas être trop précise puisqu’elle doit être capable d’accueillir les désirs d’appartenance et d’affiliation du plus grand nombre possible de ses spectateurs. Dans le domaine de l’image emblématique, celle qui contient de nombreux éléments informatifs paraît moins « vraie » que celle qui les efface délibérément !

2. La force de l’imprécision
Sur les images de Bernard Plossu, l’imprécision des lieux et des moments contribue indiscutablement à les faire accéder à l’espace du mythe. Souvent, les personnages sont vus de loin ou de dos. Lorsque la prise de vue est réalisée en intérieur, le décor est réduit au minimum, les vêtements et les meubles, banals, ne renvoient à aucune époque précise. Lorsqu’elle est réalisée en extérieur, les espaces sont rarement des lieux « humanisés » comme peuvent l’être les rues ou les places, mais ces paysages éternels que sont les landes, les déserts, les plages et les rochers. Enfin, les regards interpellent rarement le spectateur. Ils sont le plus souvent tournés vers les autres personnages, et, quand ils regardent vers l’objectif, ils semblent comme sur les fresques romaines, surpris dans une contemplation intérieure.

En outre, personnages et décors sont souvent flous. Ils ne sont pas captés dans l’existence séparée que leur imposent leurs limites, mais liés par la fluidité de leurs contours. La dimension du mythe nécessite cette imprécision qui transforme une femme allaitant dans la nuit en fantôme de la maternité ou qui donne à une nuque paisible qu’orne une boucle d’oreille la proximité troublante d’une divinité tutélaire endormie. Sur ces images, les choses sont un peu comme on imagine qu’elles sont au ciel : les objets sont absents, les personnages flous, flottants, imprécis… et terriblement présents !

Il ne suffit pourtant pas d’enlever des précisions à une image pour la rendre emblématique. Certaines publicités effacent systématiquement tous les éléments du contexte sans parvenir à créer des images emblématiques. Encore faut-il que cette image ait des qualités formelles qui engagent son spectateur dans un ensemble de résonances intérieures à partir desquelles il noue les fils de son appartenance à l’ordre de l’humain. L’image emblématique est d’abord une image intérieure. Et, à ce titre, elle n’est pas seulement constituée par du « visuel  ». Elle est une aspiration, un point limite vers lequel convergent à la fois un désir représentatif, un état émotionnel et un ensemble de gestes ébauchés ou rêvés. Pour donner à une image une valeur emblématique, son spectateur doit se sentir, par elle, contenu et enveloppé comme il aspire à l’être par son groupe social de rattachement. Et il faut aussi qu’il se sente, par elle, engagé dans une série de transformations psychiques qui alimentent sa conviction intime d’être « plus humain ».

Dans les images de Bernard Plossu, non seulement chaque chose est un élément nécessaire de l’ensemble, mais le monde est traversé par une espèce d’émotion invisible qui colle ensemble les choses et les êtres.

3. Les nouvelles divinités familiales
Sitôt photographiés par Bernard Plossu, sa femme, Françoise, et ses enfants, Joachim et Manuela, cessent d’être « sa » femme et « ses » enfants pour devenir, en quelque sorte, des images sublimées du bonheur familial. Bernard Plossu fait les images que chacun aimerait avoir dans son album familial parce qu’elles correspondent à des moments d’émerveillement si intenses et si fugitifs que nous n’en conservons, en général, qu’une image intérieure. Comment être à la fois suffisamment au monde pour se laisser prendre dans son émotion, et en même temps suffisamment en dehors pour avoir le désir de tenter d’en capter l’essence ? Comment photographier « dans » l’émotion et non pas arrêter l’émotion pour photographier ? Il y faut, sans doute, non pas un « moins d’émotion » – qui dégagerait aussitôt de la situation vécue pour en fixer l’image – , mais « un plus d’émotion ». La photographie traduit le désir, non pas d’arrêter l’instant, mais au contraire d’y participer plus intensément, de rendre gloire au monde de sa beauté. Au comble de l’émotion, il en est qui balbutient « Merci mon Dieu » et d’autres « Allah est grand ». Bernard Plossu, lui, prend une photo… à moins qu’il ne se laisse prendre par une image.

Sa force est là. Il ne fait pas ses photographies contre l’émotion du monde, mais au contraire pour l’accompagner, l’amplifier et l’épanouir. Les mains et les pieds d’un bébé, ses cheveux dressés sur sa tête comme les piquants d’une bogue de châtaigne, un baiser, un corps engourdi par le sommeil… Ces images créent, touche après touche, et certainement sans que leur auteur en ait clairement conscience, une espèce de panthéon fin de siècle des divinités familiales. Dans l’Antiquité romaine, les petits dieux Lares protégeaient le foyer. Les images pieuses du catholicisme, ensuite, ont pris le relais, avec la Vierge et l’enfant Jésus. Elles ne font guère plus recette que les précédentes. Bernard Plossu est sans doute le seul photographe à nous proposer aujourd’hui une espèce de mythologie visuelle de rechange.

4. L’avenir d’une illusion
Bernard Plossu est entré dans le monde des amateurs de photographies par Le Voyage mexicain. Il pourrait bien, un jour, entrer dans le grand public par ses photographies de famille. Parce que la famille est cette réalité souvent terrible et ingrate de laquelle nous avons tous besoin de conserver une image tendre et émouvante afin de ne pas nous couper irrémédiablement de notre propre histoire… et aussi parce que le bonheur familial a d’autant plus besoin d’images qu’il est plus rare. Bernard Plossu nous les donne. Ces images ne mettent pas seulement la famille en forme. Elles la mettent aussi en relation avec l’ensemble du monde sensible. Avec elles, la famille, enfin, participe à l’ordre du monde autant que la mer, le soleil et le vent.

Ces images peuvent être dites « post-modernes » puisqu’elles exaltent à la fois la communauté – le tribalisme familial – et l’enchantement du monde. Mais en même temps, elles participent d’une espèce de transcendance du quotidien familial de telle façon qu’elles pourraient bien constituer les nouvelles images emblématiques du « rêve » familial. Elles nous introduisent dans un royaume terrestre, plus tragique que le paradis chrétien, puisqu’il connaît le temps, mais tellement plus concret !

On pourrait en placer certaines dans de petits globes remplis d’alcool et de poudre blanche, les secouer, les reposer, et la neige tomberait doucement sur Françoise, Joachim et Manuela courant sur la plage de la Ciotat ou sur Françoise et Joachim devant le Stromboli. Les flocons rendraient un peu plus floues encore ces figures, qui rejoindraient alors définitivement dans notre mémoire toutes nos images familiales d’enfance, d’âge adulte ou de vieillard. Les photographies de famille de Bernard Plossu ont un bel avenir…

1 Pour plus de précision sur les images emblématiques, voir À propos d’Eugène Smith, Qu’est-ce qu’une image emblématique ? dans Mora G. et coll., Eugène Smith, Paris, Le Seuil, 1998.

 
Psychiatre et psychanalyste, Serge Tisseron enseigne à Paris VII. Il a écrit de nombreux articles et plusieurs livres sur les relations que nous entretenons avec les images, tout particulièrement, avec les photographies. Parmi ses publications récentes notons Le Mystère de la Chambre claire, photographie et inconscient (Les Belles Lettres, 1997), Y-a-t-il un pilote dans l’image ? (Aubier, 1998) et Comment l’esprit vient aux objets (Aubier, 1999). Serge Tisseron est commissaire d’une exposition rétrospective intitulée « Flou et modernité, une rêverie du devenir » dans le cadre des Rencontres Internationales de la Photographie à Arles en juillet 1999.