Bertrand Carrière, Signes de jour – Sylvain Campeau

[Printemps 2003]

Galerie Simon Blais
du 4 septembre au 5 octobre 2002

On ne photographie jamais, me semble-t-il, que ce que l’on porte en soi.

Cela peut paraître une entrée en matière assez incongrue, mais c’est ce que me suggèrent les images-photos de Bertrand Carrière. Toutes, depuis Carnets d’absences et Voyage à domicile, m’apparaissent lestées du poids de la présence, non pas tant des choses reproduites que du regard que l’on a posé sur elles et dont la pho­tographie apporte le témoignage. Il en va un peu de ces images comme s’il était pos­sible de ressentir, en les examinant, ce qu’il en était du regard et de l’état de pensée de celui dont elles émanent. Ces choses, personnages et paysages, on sait bien qu’elles étaient là de tout temps, avant même qu’un regard ne se soit posé sur elles, mais quelque chose comme un certain état d’âme sourd d’elles. Comme si un certain jour était jeté sur elles, subrepticement. Comme si la lumière nouvelle qui provient du fait de les voir ainsi et de choisir d’en faire la reproduction, sous cet angle, avec ce cadrage, dans cette lumière, les faisait revêtir une humanité qui est moins en elles que dans l’œil de celui qui les scrute. Ces choses sortent ainsi de leur inanité pour s’enrichir de sens qu’on n’aurait pas cru voir lovés en elles. On ne se surprendra donc pas que la dernière série de Bertrand Carrière s’intitule Signes de jour.

Cet ensemble a fait l’objet d’une exposition étendue au Centre Yvonne L. Bombardier de Valcourt, il y a un an. Une série, en format moyen, s’ajoutait aux œuvres de Richard Baillargeon et de Michel Campeau lors de Matière et extase, présentée au même moment à la Galerie Occurrence. Récemment, à l’occasion de la publication du livre, la Galerie Simon Blais a voulu souligner l’événement en reprenant une partie du corpus de Signes de jour, en images de plus grande dimension. Le rituel des photos est toujours le même. Les séries sont introduites par une sorte de résumé, à la fois préambule et table des matières, qui assemble douze images en un rectangle étroit s’élevant vers le haut. Puis, chacune des images est reprise dans sa dimension « normale ». Le tout permet une lecture en deux temps. Dans la mosaïque introductive, les images apparaissent en effet comme de petits carrés. Chacun est comme un vasistas, ouvrant un œil sur une image un peu énigmatique, car le cadre serré qui enserre chacune, joint au format assez restreint, crée une sorte d’aphasie visuelle, de taie sur le visible, taie qui ne cache pas mais révèle insuffisamment, dans l’obstruction d’un réel trop dense. Tache de réel, l’image n’en est plus une car elle n’ouvre que sur du grain, le remplissage vaguement hiéroglyphique d’une réalité qui se dérobe ; sceau photographique plutôt qu’image.

Puis la série s’anime. Chaque mystère trouve sa solution. La fenêtre imagée se déploie, s’ouvre. On voit ce qu’il en est des détails, des rhizomes paysagers qui en forment le substrat.

Deux événements particuliers et poignants ont marqué le temps de cette production récente. Il s’agit de la mort d’un ami proche, par noyade, et du décès du père du photographe. Si ces disparitions ont très évidemment influencé la prise de certaines images, on ne peut dire que ces deux épreuves soient explicitement présentes dans Signes de jour. Alors que, dans Carnets d’absences, lettres et notes accompagnaient les images et formaient un commentaire explicite, alors que, dans Voyage à domicile, les images de ses enfants à des âges différents et de sa compagne, les autoportraits, les lieux de vie commune et de repos en famille étaient suffisamment évocateurs pour se passer de toute légende redondante, Signes de jour se montre plus avare de personnages et d’événements festifs et familiaux. Par rapport au voyage et à la déterritorialisation existentielle des Carnets…, aux mystères anodins mais pénétrants des sites intimes, Signes de jour offre cette fois des paysages tronqués, des images aux éléments un brin agencés et peu de personnages qui ne soient pas eux-mêmes plutôt symboles de présence que figures familiales.

Des paysages, ici, on cherchera en vain la ligne d’horizon, le regard jeté au loin, la mesure de l’homme aux étendues lointaines, le dépliement d’une nature qui se donne comme magnitude et déploiement incommensurable. Non, pas de cela ici : que des pans carrés, équarris par un appareil 6 x 6. Le regard est sans cesse en plongée; il tombe de haut pour ratisser la surface des forêts denses, des sous-bois, des fourrés et des buissons. L’enchevêtrement est à l’honneur; le touffu des branches rappelle celui des racines qui s’étendent à l’infini. Quelques personnages, bien sûr, dont on a déjà vu la silhouette dans des séries antérieures, un autoportrait dans l’ombre, possédant quelque chose d’endeuillé dans sa facture. Il y a plus; il y a de courtes et timides mises en scène qui, toutes, montrent des pièces vestimentaires (souliers, complet, veston) immergées sous l’eau. Quelques personnages, à nouveau, en mode sous-marin, ou émergeant de l’onde. L’eau est ici surface crevée, densité miroitante qui offre des leurres incessants. Dans combien d’images arrive-t-on diffici­lement à recomposer le détail des choses montrées, le bas ou le haut (comme sous l’eau, tiens !), des branches ou brindilles immergées dont on ne peut plus trouver la source d’origine, le sol dont elles s’extirpent, le ciel où elles s’élancent.

Le paysage apparaît ici comme déni. Déni, du moins, de sa totalité et de sa magnitude; déni comme spectacle; déni comme totalité inembrassable se donnant comme dépassement constant, comme le sens même de l’infini. Il se manifeste plutôt comme enchevêtrement inextricable où l’on se perd, méandres avec, comme but ultime de l’itinéraire, ce sol au sein duquel retournent toutes choses, labyrinthe existentiel où la vie se recrée inlassablement. La table des matières aux douze images serait donc une sorte de pierre tombale où s’inscrivent, muets, des vestiges de ces scènes tronquées où perdurent encore les traces de ce qui s’est aboli dans le sol et l’humus.

Ces Signes de jour ne sont pas, non plus, comme le titre donnerait peut-être à entendre, des exposés de lumière. Ils sont au contraire assez sombres, même un rien glauques. Les eaux qu’on y voit remuer ne sont pas transparentes. Elles se bardent de reflets obscurs. Leur surface est un suaire à l’image indistincte. Le fond n’y apparaît pas. Il se dérobe, bien au contraire. Les bois, quant à eux, ne sont que broussailles, branches dénudées, treillis sylvestres qui gardent le mystère du chemin qu’on doit emprunter pour les traverser.

À la Galerie Simon Blais, des images de la série Images-temps, moins récente, accompagnaient les œuvres de Signes de jour. Cet ensemble est composé d’une longue suite aux allures cinématographiques. Une série de photos y recomposent un mouvement. L’une d’entre elles montre Bertrand Carrière lui-même, entrant dans le champ de la caméra et tour­nant la tête vers un paysage vide, un monticule un peu bombé. Selon le côté d’où l’on contemple cette longue filée, le photographe semble se tourner vers ce paysage ou bien s’en détourner. Cet ajout est heureux. D’une part, évidemment, à cause de ce mouvement qui prend tout son sens avec la suite qu’est Signes de jour ; mais aussi parce que ces enfilades exposent le temps dans sa répétition. Alors que Signes de jour ose imaginer son dénouement ultime…