Covering the Real – Vincent Lavoie

[Printemps 2006]

Covering the Real
Art and the Press Picture from Warhol to Tillmans
Kunstmuseum Basel
DuMont Literatur und Kunst Verlag
2005

Depuis plusieurs années déjà, la nécessité d’une relecture de la relation historique entre les médias – entendons le photojournalisme principalement – et l’art contemporain semble vouloir s’imposer, cela à la faveur d’un nouvel engouement éditorial, universitaire, muséal ou public pour les images à caractère événementiel. La redécouverte des potentialités allégoriques de la photographie de presse n’est certes pas étrangère à ces cohabitations des pratiques artistiques et informatives. De même, les interrogations portant sur la contribution inédite des images à la fabrication de l’histoire, tout autant que celles touchant aux multiples et complexes intrications entre art et médias, participent de cette sensibilité actuelle pour une forme d’art civique, sinon politique. Pour autant, ces multiples alliages entre art et actualité, où l’on tend à exacerber la pertinence sociale de la création contemporaine et, parallèlement, à minorer les déterminations économiques et factuelles des images issues de la production médiatique, se limitent trop souvent à un simple constat de capillarité disciplinaire, ultime rappel, s’il en fallait un, de l’impossible et fantasmatique autonomie de l’art. À ces célébrations jubilatoires du mélange des genres, qui n’élucident en rien les mécanismes opératoires de l’image de presse, ni les formulations esthétiques des œuvres recourant à celle-ci ni même les modalités de rencontre de registres visuels somme toute distincts, il convient d’opposer des projets d’exposition et de recherche davantage orientés vers la connaissance des concepts au fondement des alliances entre art, information et communication.

Aussi, faut-il porter au crédit de Hartwig Fischer, commissaire de l’exposition Covering the Real, d’avoir situé dans une perspective historique la reconnaissance, par le champ de l’art lui-même, de la valeur culturelle et conceptuelle du photojournalisme. En réunissant les travaux fondateurs de Andy Warhol, de Sigmar Polke, de Gerhard Richter, de Richard Hamilton ou de Malcolm Morley, le commissaire rappelle avec raison que l’art des années soixante, essentiellement le Pop art, demeure l’un des épisodes de l’histoire de l’art contemporain les plus propices à la transfiguration artistique du matériau médiatique. L’article que signe Fischer dans le volumineux ouvrage accompagnant l’exposition est explicite à ce propos : l’art des années soixante consacre le déplacement vers le champ de l’art des procédés formels et procédures rhétoriques de l’image de presse, cela à une époque, ajouterions-nous, où l’économie du photojournalisme connaît de profondes mutations. Pour autant, celui-ci, s’il a depuis lors cédé le monopole de la représentation événementielle à des formes d’enregistrement plus promptes à traduire les chocs de l’actualité, commande toujours une théorie et une critique du témoignage et de la crédulité, comme le rappelle à juste titre Yves Michaud dans son article, le seul à s’intéresser aux conditions de production et de réception de l’image de presse. Les autres contributions de l’ouvrage portent plus spécifiquement sur les pratiques artistiques investies dans un processus de reconstitution (Thomas Demand), de traduction (Luc Tuymans), d’appropriation (Martha Rossler, Sarah Charlesworth) ou de détournement (Wolfgang Tillmans) de la photographie d’actualité, que l’on situe soit dans le sillage des travaux phares de Richter ou de Warhol, soit dans le cadre d’une critique idéologique de la représentation ou encore dans la mouvance de l’art conceptuel. Si le catalogue réunit des pratiques photographiques (Allan Sekula, Bruno Serralongue, Gilles Saussier) particulièrement critiques à l’égard des prérogatives du photojournalisme, les essais reproduits, à l’exception de celui de Michaud, préfèrent interroger l’image de presse depuis le cadre somme toute restreint des pratiques artistiques. Or plus que jamais le photojournalisme, en partie affranchi de la servile tâche d’authentifier les sursauts de l’actualité, constitue un modèle théorique et empirique probant d’après lequel interroger l’art lui-même. L’architecture éditoriale de l’ouvrage aurait gagné à favoriser les circularités conceptuelles entre d’une part l’ « art comme photojournalisme » et, d’autre part, le « photojournalisme comme art », pour paraphraser un célèbre syllogisme de Benjamin. D’autant que l’exposition tendait à soutenir l’entrelacement des domaines par la projection continue, sur le mur de la salle principale, d’images en provenance du fil de presse de l’agence suisse Keystone.

L’usage de documents photographiques à des fins artistiques est une procédure commune sinon convenue de l’art actuel, dont les premières manifestations, par-delà le Pop art, remontent aux avant-gardes historiques. Si le recours à des photographies anonymes, à des documents d’archives, à des clichés d’amateurs ou à des images de presse aura historiquement permis de réintroduire du réel dans l’art, il s’impose aujourd’hui comme une stratégie d’affirmation des potentialités fictionnelles et narratives de l’image photographique. Plus que jamais, les photographies utilitaires, fonctionnelles ou vernaculaires, sous l’impulsion des œuvres actuelles qui s’y réfèrent, invitent à la remise en cause de l’authenticité et de la véracité photographiques. À telle enseigne que les esthétiques (involontaires ?) de la photographie d’actualité sont devenues les ferments de projets artistiques dédiés à l’interprétation de l’histoire contemporaine. Il n’est guère étonnant que le photojournalisme – ce grand refoulé de la modernité artistique – soit aujourd’hui convoqué dans le dessein de rétablir les liaisons entre l’art et la réalité sociale, sinon entre l’art et la vie, pour évoquer le travail d’Allan Kaprow, auquel Fischer consacre un court mais inspiré passage.

Vincent Lavoie est professeur au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal.