Lectures – Christian Liboiron

[Été 1994]

Bill Brandt Photographs 1928-1983,
London, Thames & Hudson, 1993, 192 p., ill. n.et b.,45$

Brandt a été photojournaliste, travaillant principalement, de 1934 à 1951, pour Weekly Illustrated, Lilliput, Picture Post et Harper’s Bazaar, avant d’orienter son travail sur les relations de l’espace et du corps. Son œuvre s’articule donc en projet photographique issu de commandes et de ses propres initiatives. En 1936, il publie English at Home, un essai photographique sur l’organisation sociale en classes opposées, faisant référence à une Angleterre archaïque. Il dépeint aussi les contrastes de générations entre le monde troublant des enfants et celui des adultes. A Night in London, son deuxième livre publié deux ans plus tard, traite d’une même thématique avec un clin d’œil à l’album Paris de Nuit de Brassai. « If Vienna confirmed the oneiric Brandt, Paris added irony and ethics. » Une influence importante dans l’esthétique symboliste et du film noir des épreuves à fort contraste de Brandt est sûrement sa rencontre avec le psychanalyste Wilhelm Stekel à Vienne ; Man Ray, quant à lui, exercera un rôle important dans le développement d’une esthétique moderne.

L’édition de cette monographie, catalogue de la rétrospective présentée à la Barbican Art Gallery de Londres, permet de situer chaque photographie dans le contexte de sa production et de sa publication. Comme la plupart des photos de Brandt sont rattachées à une série, l’éditeur en indique le titre du projet et le magazine éditeur. Mieux, des appendices nous donnent la liste complète des projets publiés, formant ainsi un catalogue raisonné.

Helaine Posner, Angela Grauerholz : Recent photographs,
Cambridge, MIT list visual arts center, 1993, 32 p., ill n. et b., 11,50$

Dans son Traité des couleurs, Goethe écrit que « tout regard se transforme en une observation, toute observation en une réflexion, toute réflexion en une appréhension et ainsi, nous pouvons dire qu’à chaque regard attentif, nous théorisons déjà le monde ». Qu’en est-il de cette représentation du visible, du savoir visuel chez Grauerholz ? Ses photographies de très grand format s’offrent généreusement à l’observateur tout en dérobant une partie de l’information qui y est contenue par l’utilisation symptomatique du bougé ainsi que par la présence de la surface écran. L’observateur constate ainsi la mise en abyme de sa propre observation ; il n’a plus rien à voir que l’absence, que le manque. La réflexion photographique se porte sur les mécanismes de la vue comme moyen de connaissance, une mise en abyme au second degré, celle de la photographie. Cette aporie est d’autant plus efficace par la sensualité des images et par les multiples références aux livres, aux papiers et aux archives.

Ce catalogue d’une exposition présentée l’automne dernier aux États-Unis contient une quinzaine de photographies produites entre 1987 et 1992. De facture très simple, plutôt conçu comme un document d’accompagnement que comme une monographie indépendante, il demeure néanmoins une source agréable pour les épicuriens. La conservatrice présente succinctement le travail de Grauerholz et fait un rapprochement entre sa sensibilité et l’esthétique de La Jetée de Chris Marker. La lecture de ce catalogue pourra préparer les amateurs à l’exposition des images de Grauerholz qui se tiendra au Musée d’art contemporain de Montréal en janvier 1995.

Alain Buisine, Eugène Atget ou la mélancolie en photographie,
Paris, Éd. J. Chambon, 1994, 259 p., 45 $

Alain Buisine développe une véritable esthétique de l’œuvre d’Eugène Atget (1857-1927) ; il va à rebours des lieux communs pour dégager une compréhension de l’ensemble de son corpus de plus de 10 000 plaques photographiques. L’auteur rétablit en quelque sorte l’originalité de l’apport d’Atget à l’histoire de la photographie en nous présentant une œuvre plus moderne dans ses objectifs qu’elle n’y paraît d’emblée. Dans son argumentation brillante, construite en contrepoint, il examine chacune des séries thématiques et démontre qu’Atget lui-même « désavoue son projet en tant qu’inventaire systématique » par l’ajout d’éléments contradictoires, d’omissions ou d’aberrations. Désaveu aussi du documentaire, parce que les multiples vues d’un même sujet impliquent qu’aucun point de vue n’a de relation privilégiée avec la réalité. Pour comprendre l’enjeu de l’œuvre d’Atget, il faut donc aller au-delà du point de vue archivistique, car toute la structure de cette œuvre s’articule autour d’une récurrence : le vide, l’absence.

Bien qu’Atget ait séduit les surréalistes et publié des photos dans Minautore, il ne conçoit pas la photographie comme un art et reste en marge des modernes. Alors qu’à la même époque la vitesse enivre – le cinéma est florissant, et l’art acquiert des qualités cinétiques – « Atget va de plus en plus s’immobiliser dans l’immobilité photographique ». Il offre une collection de vues où le monde et l’humanité sont disjoints ; les lieux semblent immuables, bien que relatifs, alors que les personnes, photographiées derrière des vitrines ou extirpées de leur environnement par le cadrage, deviennent des traces floues, des êtres complètement absentés sur le cliché. Il y a une certaine morbidité dans l’œuvre d’Atget, mais plus encore, nous dit Buisine, il s’agit véritablement de mélancolie liée à la perte de communication et « d’espace relationnel » dans un Paris transfiguré par Hausmann. La série des maisons closes (1924-25), qui à la fois contredit et confirme 40 ans de production, s’offre presque comme la clé de voûte de son oeuvre : elle présente l’humanité réconciliée avec son environnement dans une économie de la sexualité. « Dès lors comment ne pas considérer que l’œuvre d’Atget s’achève par un superbe pied de nez. »