David Goldblatt, Particulars – Cyril Thomas

[Automne 2007]

Galerie Marian Goodman, Paris,
4 mai – 16 juin 2007

Pour sa nouvelle exposition à la galerie Marian Goodman à Paris, David Goldblatt se livre en deux temps. Il laisse le spectateur prisonnier entre deux phases temporelles de l’Afrique du Sud: le passé et le présent. Ses derniers tirages (triptyques et diptyques), au format imposant et en couleur, s’ancrent dans une architecture urbaine où la présence humaine n’est figurée qu’à l’état de signe. Dans ces paysages dépeuplés, il ne subsiste que quelques pancartes brinquebalantes, rappelant çà et là une activité commerciale. Au sous-sol de la galerie, sont présentées pour la première fois les vingt-sept photographies en noir et blanc de la série Particulars1 qui montrent des mains jointes, des jambes croisées, des bustes dénudés, un visage en gros plan. Quarante années séparent ces travaux photographiques ! De Particulars de 1975 aux dernières images numériques réalisées sur papier chiffon en 20062, ces photographies retracent autant l’histoire d’un pays que l’itinéraire d’un photographe si particulier, qui se concentre autant sur les détails corporels que sur les traces urbaines pour relever de multiples indices explicitant la pauvreté ou les injustices encore palpables aujourd’hui après l’abolition de l’apartheid. L’ensemble des œuvres de cette exposition explore les deux facettes de ce photographe qui, lors de son exposition à l’Art Gallery of Western Australia, en 1998-1999, décida de mettre de côté le noir et blanc au profit de la couleur et d’opposer des portraits fragmentaires de gens pris dans la rue à des paysages colorés et actuels.

L’engagement photographique de David Goldblatt se traduit par sa volonté à de passer outre les apparences et les stéréotypes pour laisser poindre une vérité douloureuse et tragique. Depuis 1948, date à laquelle il fit ses premières photographies, l’artiste a opté pour un point de vue décalé, en alternant travaux personnels et commandes de certains magazines comme Queen, Town, en 1964 puis Optima . Son photojournalisme invente une nouvelle manière de penser l’acte photographique en dehors de tout événement: « Ce ne sont pas les évènements qui m’intéressaient, car ils étaient le résultat des conditions de vie bien plus fondamentales. J’ai arrêté d’être un missionnaire. À la place, j’ai observé ma société avec un œil d’explorateur3. » Son regard est une sorte d’approfondissement associé à une pratique de l’écart face aux différents sujets abordés. En ne captant qu’à de très rares exceptions la violence, il délivre au public un témoignage sur les différents changements historiques et sociaux qui ont bouleversé l’Afrique du Sud. Dans ses premiers travaux, comme On the mines4, où il enregistre, de 1965 à 1971, des paysages défigurés par l’exploitation minière et des portraits d’ouvriers, à Some Afrikaners photographed5 en 1975, il documente la vie quotidienne sous l’apartheid en traitant avec une même objectivité les privilégiés et les déshérités. Sa démarche relève d’un positionnement politique à l’égard d’une société en mutation.

David Goldblatt cherche la bonne distance au moment de la prise de vue et celui de formuler sa critique, c’est pourquoi dans ses légendes l’allusion, l’ironie et l’ambiguïté deviennent de véritables outils. En dehors du caractère anecdotique, tout au long de sa carrière, l’écrit (commentaire historique ou littéraire) est très présent. Cependant la photographie n’est pas l’illustration de l’écrit, elle sert d’écho, éclairant par des jeux de correspondances le propos de l’artiste6. De 1979 à 1980, il s’installe dans la ville de Boksburg7 afin de rendre compte de la vie d’une communauté blanche située dans la banlieue de Johannesburg. Néanmoins, D. Goldblatt traite surtout d’un sujet plus vaste que le public perçoit par ses derniers travaux: celui de l’homogénéisation de l’espace sud-africain. En 1989, il publie The Transported of KwaNdebele: a South African Odyssey8, ouvrage majeur dans lequel il suit les travailleurs noirs issus du Homeland qui se rendent à Pretoria.

A contrario des précédentes images, il s’approche au plus près de ces hommes, fixe leur attente, leur épuisement et leur endormissement dans le bus tout en traitant en filigrane de l’histoire d’un territoire entre dépossession et réattribution.

Par ces deux séries d’images disjointes tant par leurs techniques que par leurs motifs iconographiques, cette exposition rend compte des moyens et de la construction d’un équilibre qui ont laissé des empreintes politiques. Elle suscite la curiosité et l’envie de se plonger dans la contemplation des autres images de Goldblatt afin de mieux percevoir l’évolution de son pays. Que ce soit dans ses paysages, ses photographies de rue ou ses portraits fragmentaires, l’histoire n’est jamais absente, elle ne cesse de traverser par petites touches les compositions de ce photographe, témoin d’un passé et du présent des petits et des grands changements de l’Afrique du Sud.

1 Lucy Lippard, On the Beaten Track: Tourism, Art and Place (New York: New Press, 1999), p. 139.

2 Susan Sontag, On Photography (New York: Farrar, Straus, and Giroux, 1977; reprint, New York: Anchor Books, 1990), p. 161.

3 Mark C. Taylor, Hiding (Chicago: University of Chicago Press, 1997), p. 245. 4 Ibid., pp. 245, 248.

4 Toutes les images sont réunies dans un ouvrage éponyme qui remporta le prix du Livre des Rencontres d’Arles en 2004. (cf. D. Goldblatt, Particulars, Goodman Gallery Editions, Johannesburg, 2003). À Paris, la galerie Marian Goodman propose au public de découvrir pour la première fois la totalité des vingt-sept clichés noir et blanc, du 4 mai au 16 juin 2007.

5 À l’occasion de l’obtention du prix Hasselblad en 2006, une exposition lui a été consacrée à Göteborg en Suède.

6 cf. M. Guerrin et C. Guillot, « Arles saisi par David Goldblatt », Le Monde, 6 juillet 2006, p. 24.

7 cf. D. Goldblatt et N. Gordimer, On the Mines, Cape Town, Struik, 1973.

8 cf. D. Goldblatt, Some Afrikaners Photographed, Johannesburg, Murray Crawford, 1975.

Cyril Thomas est doctorant en histoire de l’art à l’université Paris-X Nanterre. Il est membre du Centre de recherche Pierre Francastel et enseigne actuellement la photographie à l’université de Paris-VIII Saint-Denis.