David Tomas : A Blinding Flash of Light – Pavel Pavlov

[Automne 2005]

David Tomas : A Blinding Flash of Light
Photography Between Disciplines and Media
Dazibao
2004

L’entreprise que poursuit l’artiste et théoricien David Tomas dans son nouveau livre A Blinding Flash of Light: Photography Betweeen Disciplines and Media est de proposer une théorie alternative de la photographie. Inversant le schéma traditionnel téléologique qui met l’accent sur la réception de l’image photographique, Tomas affirme qu’il existe une autre histoire possible pour la photographie, dans laquelle l’objet de l’expérience visuelle serait le processus et le contexte de sa production. Dans ce nouveau modèle qui trouve ses sources dans l’art conceptuel des années 1960-1970 (Robert Barry, Jan Dibbets, Dan Graham, Douglas Huebler, Bernar Venet), l’image optique réaliste fixée sur la surface photosensible n’est plus la seule finalité de l’expérience visuelle mais un artefact parmi les autres objets sensibles générés par le processus de production photographique. D’une façon originale, l’abandon du réalisme de l’image optique devient le moteur d’une investigation – menée tout au long de l’ouvrage – sur le rôle des nouvelles technologies dans la construction de l’identité du sujet dans le monde occidental. Le choix de la photographie comme modèle de départ permet à David Tomas de produire une histoire fascinante des différentes techniques de représentation et donne à la première techno­logie semi-automatique de génération d’images une place fondamentale dans la compréhension de la configuration intermédiale des savoirs.

A Blinding Flash of Light regroupe une série d’articles écrits depuis le début des années 1980. Chaque texte allie une connaissance approfondie des disciplines abordées (arts visuels, anthropologie, histoire des sciences) à un positionnement critique sur les auteurs cités (Foucault, Barthes, Piaget, Bourdieu, Clifford, Rabinow, etc.). Bien documenté sur les sujets traités (l’histoire du système Polaroïd ou le Kodak Disc System), l’ouvrage comprend aussi un excellent index qui permet de circuler parmi les concepts. Chacun des six chapitres est contextualisé par une couche d’écriture contemporaine qui replace les sujets à la fois dans le livre et dans les débats actuels. Et surtout, le livre contient la documentation des œuvres de Tomas qui ont été générées, mais qui ont aussi généré sa production théorique. Ce dernier aspect présente une voie extrêmement stimulante pour visiter le laboratoire de cette pratique artistique singulière et pour comprendre les enjeux conceptuels qui la soutiennent.

En partant du constat que la photographie est traversée du paradoxe inhérent à tout produit manufacturé, à savoir la suprématie du produit final sur son processus de production, David Tomas retrace l’ambiguïté sous-jacente à la position de l’artiste photographe : puisque l’existence sociale de la photographie est d’abord définie par l’autonomie du produit vis-à-vis de son contexte de production, l’artiste se trouve pris au piège de réitérer des conventions et genres picturaux pré-automatiques. Paradoxalement, la brèche ouverte dans la production de l’image photographique par « les discontinuités spatio-temporelles entre les sites d’exposition, les processus de production mécanique ou manuelle et leurs produits » (p. 84) dissimule sa complexité technologique derrière un raccourci qui nous fait croire que le clic de la prise de vue produit, « spontanément par l’effet de la lumière1 », une image conforme à la réalité. Décidant au contraire d’explorer et de se réapproprier la distorsion spatiotemporelle de l’espace photographique spécifique à son cycle de production et de lui rendre son potentiel réflexif dans la société occidentale, Tomas a recours à l’anthropologie. Le choix de cette discipline tient à sa double relation à la photographie.

D’une part, la photographie fait partie des instruments d’observation et d’enregistrement des comportements dans les cultures étrangères étudiées par l’anthropologue. Dans ce sens, l’anthropologie devient pour David Tomas un moyen d’étude des modalités par lesquelles la photographie construit des représentations des cultures étrangères. L’approche critique élaborée en anthropologie face à cette tradition de production de représentations au moyen d’artefacts visuels qui prennent le relais de l’observation directe rejoint l’intérêt de Tomas pour les mécanismes de constitution de l’identité du sujet occidental en utilisant des écrits, photographies, films et vidéos trouvés dans les archives familiales et dans les médias.

Mais avant tout Tomas voit, dans le modèle des Rites de passage de l’anthropologue Van Gennep, un instrument efficace pour modéliser le processus de distorsion spatiotemporelle inhérent à la photographie. Élaboré par Gennep au début du xxe siècle et repris par Victor Turner dans les années 1960-1970, ce modèle décrit la séquence de rituels qui accompagnent la transformation d’un individu à des moments-clés de sa vie (mort, puberté, naissance, mariage) par deux rites : un premier, qui correspond à sa séparation de la société et marque son passage d’un état initial, vu comme normal, à un état liminal durant lequel l’individu est exclu de la société, le temps de sa transformation ; et un rite de réintégration au sein de la communauté, cette fois sous sa nouvelle identité. David Tomas aborde la lentille photographique comme un lieu de passage pour la lumière, et non pas en tant que moyen de production d’une image réaliste. La séquentialité symbolico-mythologique des rites de passage procure alors au sujet photographié une histoire « mécanique » qui contient en soi les marques de son voyage depuis le site d’exposition jusqu’à sa matérialisation dans la photographie finale.

Le détournement du processus rituel et son application à l’objet technologique permet à David Tomas de construire un modèle artistique révolutionnaire de la photographie, dans lequel il n’existe plus de scission entre technique (processus de production) et contenu/sujet visuel. Ainsi, ce modèle ouvre de nouvelles voies pour l’exploration du potentiel narratif de la photographie2 dont l’expérience sera contextualisée – à chaque fois – par un espace technologique, synthétique et processuel où l’œuvre prend corps.

A Blinding Flash of Light démontre clairement que les représentations technologiques ont une intelligence propre. Dans le contexte contemporain où les pratiques artistiques sont souvent assimilées dans le dispositif étendu de l’université comme site de production des savoirs3, la pratique artistique de David Tomas se place à pied d’égalité avec les autres disciplines théoriques pour mieux comprendre notre monde hautement technologique. Après avoir lu le livre, nous ne pouvons plus échapper à l’idée que notre identité se situe à mi-chemin entre l’humain et la machine. Fiction d’un artiste conceptuel ou réalité ?

1 Nicéphore Niepce cité par Tomas, p. 244.

2 L’abandon du réalisme de l’image optique comme finalité de la pratique de la photographie amène David Tomas à élaborer une position extrêmement intéressante sur l’organisation de l’espace virtuel à l’intérieur de l’espace générique de l’ordinateur. Voir à ce sujet les deux derniers chapitres du livre.

3 Voir à ce sujet le premier chapitre du livre et plus particulièrement l’interview programmatique pour la recherche de Tomas “For a Negative Practice of Photography: An Interview with Alberto Cambrosio” (1984).

Pavel Pavlov est un artiste pratiquant la photographie et la vidéo. Il détient une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal.