Denis Farley, Espaces aériens – Daniel Fiset, Photographies comme nuages

[Printemps-été 2017]

Par Daniel Fiset

Dès le 19e siècle, l’histoire de la photographie a fait la part belle au soleil, devenu la figure de prédilection de nombreux commentateurs et auteurs. Ainsi, Daguerre se vante d’avoir « contraint le soleil à peindre des images [pour lui]1 », Francis Wey publie une mise en récit de l’invention du daguerréotype intitulée Comment le soleil est devenu peintre et Baudelaire, dans Le public moderne de la photographie, ira jusqu’à traiter, non sans mépris, les photographes d’adorateurs du soleil. Mais qu’en est-il du nuage ? Lui qui bloque la lumière, difficile à capter, était-il voué à devenir ennemi public des photographes ? Devait-il rester l’apanage des peintres, qui en ont fait un motif de projection romantique ? Pourtant, des scientifiques – comme le Français Jean-Baptiste de Lamarck et le Britannique Luke Howard – se sont essayés à l’invention d’un système de classement des regroupements de nuages, au tout début du siècle. Il en était des nuages comme de tout ce qu’on a photographié dès le 19e siècle : trop insatisfait de laisser le temps (qu’il fait ou qui passe) disparaître, on a tenté de le fixer, de le catégoriser.

On peut donc dire des histoires temporellement croisées de la classification des nuages et de l’invention de la photographie qu’elles témoignent d’un désir assumé et assouvi d’ordre et de capture du fugitif, du fuyant, du furtif. Ces deux histoires se rencontrent à nouveau dans la série des Espaces aériens de Denis Farley, entamée il y a cinq ans et qui sera présentée dans le cadre d’expositions chez Plein sud et Expression au début de 2018. Les nuages avaient fait leur apparition dans plusieurs des œuvres de Farley ces dernières années. En 1995, dans un document de travail pour la série des Camera obscura, ils viennent se refléter dans la soucoupe d’un satellite, utilisé comme réceptacle pour la lumière. Dans une image des Paysages étalonnés, prise dans les Prairies en 2001 et faisant partie de la collection du Musée des beaux-arts de Montréal, les nuages arrondis contrastent avec l’horizon sévère du dernier tiers de l’image.

La série des Espaces aériens marque un point tournant dans l’esthétique de Farley, développée depuis les années 1980, à travailler majoritairement dans la documentation du paysage et de l’architecture. Peu à peu, dans cette série, l’artiste délaisse l’horizontalité de la composition pour tourner l’objectif vers le haut, laissant les couches de matière nuageuse dicter la composition et troubler la lecture unifiée. Par le fait même, Farley délaisse la perspective linéaire et les conventions de représentation qui en découlent pour se tourner vers une perspective atmosphérique exploratoire, qui impose de nouveaux cadrages. La cime des arbres, seul référent au terrestre dans bon nombre des images, agit comme une dentelle sombre qui vient découper le bas des images. Certaines images sont presque carrées, présentant les nuages comme unités cohérentes et indépendantes. À certains moments, la vue est panoramique, s’étirant en longueur, balayant le ciel. À d’autres occasions, le panorama est suggéré mais brisé, les images montrées en séquences de quatre plutôt qu’assemblées. Cette sérialité laisse présager le mouvement du ciel, le temps qui passe, rappelant l’absolue fixité du médium. Dans Espaces aériens, le nuage prend toujours sa place comme motif central de la composition, représentant une quête obsessive du phénomène naturel, dans ce que l’artiste qualifie d’urgent besoin de simplifier sa démarche.

L’histoire de la photographie traversant l’oeuvre de l’artiste montréalais depuis ses tout débuts, il n’est pas étonnant de trouver des correspondances entre les projets photographiques du 19e et 20e siècles et le corpus récent de l’artiste. La série n’est pas sans rappeler les Equivalents d’Alfred Stieglitz, jalons de la photographie moderniste du 20e siècle. Chez Stieglitz comme chez Farley, la captation du nuage correspond à un moment marqué de disparition du sujet humain dans la représentation. Stieglitz, en guise d’introduction à sa série Equivalents, s’offusque d’une remarque de Waldo Frank sur son travail photographique2. Frank, dans un article, avançait que le pouvoir de la photographie de Stieglitz réside en celui qu’a le photographe d’hypnotiser ses sujets pour mieux les capter. Insulté de voir que Frank ne considère nullement les scènes de rue, les intérieurs et les paysages de son oeuvre, Stieglitz est encouragé à retourner vers les nuages, motif obsessionnel (« I always watched clouds, studied them3 », avoue-t-il candidement). De la même manière, Farley, après avoir travaillé son propre corps comme unité de mesure dans les séries des Paysages étalonnés ou des Irradiations, et mis en scène la figure humaine dans Déplacements, s’éloigne du sujet humain pour tourner son propre regard vers le haut. Le nuage, motif quotidien quoique difficile à saisir, se comprend également comme une preuve du talent de l’artiste pour la photographie : l’occasion d’un retour sur sa pratique après un certain temps à avoir développé une esthétique particulière.

Résultant de prises de vue faites au Canada comme ailleurs, la série de Farley propose un catalogue subjectifd’amoncèlements de nuages. Toutefois, le déplacement indiqué dans les titres n’est pas tout de suite observable au regard des images, qui frappent par leur cohérence stylistique et leur unité thématique. Dixit Stieglitz : « Through clouds to put down my philosophy of life—to show that my photographs were not due to subject matter—not to special trees, or faces, or interiors, to special privileges—clouds were there for everyone—no tax as yet on them—free4. » Ici, les parallèles entre l’Américain et Farley sont encore plus frappants : le nuage agit comme un motif libérateur, gratuit, une façon de se dégager de « ce qui est matériel et convoité5 ». Il y a aussi quelque chose d’unificateur dans le nuage, accentué par la sérialité des images de Farley (au sein d’une même oeuvre ou une image après l’autre) : au-delà de la localisation géographique, le nuage est commun. Il apparaît partout.

S’insère à la fin de cette collection de nuages Network, Technopark, Kanata (2016) la solarisation partielle d’une antenne cellulaire qui s’érige en plein centre d’une plaine, traversée par des lignes de nuages au bas de la tour. Près du haut, un nuage semble émaner des soucoupes, comme si les ondes se matérialisaient soudainement. Remarquons également Network, Samsung (2016), numérisation d’un écran de téléphone intelligent Samsung, fendillé, les fêlures révélant la complexité des réseaux qui le traversent momentanément pour le faire fonctionner.

L’ajout de ces deux images en aparté des Espaces aériens rappelle un état de fait : le nuage nous unit tous, marqueur de notre vie réseautée. Impossible de ne pas penser à la dématérialisation des serveurs informatiques et au cloud computing, qui gagne en popularité chez les particuliers comme dans les entreprises. Cette nouvelle mouture du nuage est résolument technologique et complètement d’actualité, alors que Montréal, lieu où plusieurs compagnies ont investi en infonuagique, s’apprête à devenir la septième région d’infonuagique du service Google Cloud. La série des Espaces aériens s’appréhende ainsi dans un moment de transition entre la photographie de nuage et la photographie en tant que nuage.

Les Espaces aériens s’inscrivent dans une tendance générale chez l’artiste à représenter des outils de communication, devenus marqueurs du paysage, objets incontournables et révélateurs : antennes cellulaires, soucoupes de satellites, amas de câbles connectés à l’arrière de serveurs. Stockage de l’information photographique, circulation du contenu sur des médias sociaux et des plateformes de partage, mais aussi dématérialisation des représentations ; le nuage, translucide, intangible, flottant, devient une métaphore probante pour l’expérience actuelle de la photographie elle-même. Si la photographie a longtemps dépendu du soleil pour exister, elle s’agrippe maintenant aux nuages.

1 Cité dans Éric Michaud, « Daguerre, un Prométhée chrétien », Études photographiques, no 2 (mai 1997). En ligne. https://etudesphotographiques.revues.org/126.
2 Alfred Stieglitz, « How I Came to Photograph Clouds », The Amateur Photographer and Photography, vol. 56, no 1819 (1923), p. 255.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Remarques faites par Farley lors d’un entretien.

 
Daniel Fiset est historien de l’art, éducateur et commissaire. Actuellement doctorant en histoire de l’art à l’Université de Montréal, il mène des recherches sur les liens entre la photographie d’art actuel et les pratiques amateures en régime numérique, ainsi que sur la photographie comme pratique technologique.

Denis Farley vit et travaille à Montréal où il a obtenu une maîtrise en beaux-arts de l’Université Concordia (1984). Son travail a été diffusé à de nombreuses occasions au Canada, aux États-Unis et en Europe. Ses oeuvres se retrouvent parmi plusieurs collections publiques et particulières, notamment celles du Musée d’art contemporain de Montréal, du Musée canadien de la photographie contemporaine à Ottawa, du Musée des beaux-arts de Montréal, du Musée national des beaux-arts du Québec, du Musée de la Photographie de Charleroi et du Fonds National d’Art Contemporain à Paris.
denisfarleyart.com

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