Ève K.Tremblay, L’Éducation sentimentale – Lyne Crevier, Vivre en soi

[Hiver 2000-2001]

Dans la plus récente production d’Ève K. Tremblay, L’Éducation sentimentale, Flaubert sert de prétexte à un «arrêt sur images» littéraires, cinématographiques, photographiques. Une série qui flirte avec l’art du désir. Désir de mettre en scène des sujets, à peine sortis de l’adolescence, évoluant dans ces lieux interdits, étouffants, anonymes que peuvent représenter les collèges privés.


par Lyne Crevier

Sait-on vraiment ce que l’on cherche ? Qu’appelle-t-on l’identité ? Dans notre sac à malices, on en dissimule de ces masques commodes ou gênants. Et le rapport au monde, qu’en est-il ? Tout ceci demeure bien obscur.

La Traversée des apparences, comme l’a si bien écrit Virginia Woolf, porte à confusion et troublerait quiconque en est le moindrement conscient. Que dire alors d’un être doté d’une conscience suraiguë ! La photographe Ève K. Tremblay fait partie de cette classe à part

Dans sa plus récente production, L’Éducation sentimentale, Flaubert sert de prétexte à un « arrêt sur images » littéraires, cinématographiques, photographiques. Une série qui flirte avec l’art du désir. Désir de mettre en scène des sujets, à peine sortis de l’adolescence, évoluant dans ces lieux interdits, étouffants, anonymes que peuvent représenter les collèges privés. En préférant la métaphore au détriment d’un réalisme trop cru.

Ses portraits se montrent donc tour à tour inquiets, douloureux, parfois ingénus ou sereins. Proches d’une idéalisation vouée à l’éternité…

Ainsi un parfum rohmérien se dégage de ce charmant « conte moral », signé Tremblay, où la séduction teinte largement ses compositions. Par là, elle recherche volontairement l’artificiel pour débusquer des pans d’une histoire faussement simple. Car chaque cliché est mûrement réfléchi et empreint d’une froideur, d’une élégance, voire d’une rigueur, absolument étonnantes pour une si jeune artiste. À l’image de ce que Barthes avance dans La Chambre claire : « Au fond, la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive. »

Ève K. Tremblay, à l’instar de Cindy Sherman ou de Francesca Woodman, ne dédaigne pas l’autoportrait (qui, chez elle, tiendrait davantage du journal intime), bien qu’utilisé avec parcimonie. Dans Alice tombée furieuse, Ève dirige son regard foudroyant vers un invisible ennemi qui l’aurait fait trébucher à dessein. Au sol, parmi ses bouquins éparpillés, on ne voit, tels des chars d’assaut à l’avancée, que des godasses noires prêtes à l’attaque.

Ajoutons à cela deux triptyques, dont l’un fait état du basculement de l’espace et l’autre, de la volonté de changer d’identité. Dans La chute libre, Le tourniquet, L’ange suspendu, le sujet semble flotter en apesanteur. Les fantasmes affluent ; l’âpreté de la vie reste en sourdine.

Du côté de La dentelle blanche, La petite fille et la vigne, À l’orée du jupon rose, de frêles jeunes filles à jupe écossaise se disputent un bout de chiffon, comme des rivales oublieuses soudain de toute retenue.

De L’Éducation sentimentale émane aussi l’idée de transgresser les « réalités sociales et individuelles » par des gestes insolites (Le buisson du pipi, Le baiser solitaire). Se soulager en pleine nature, embrasser son image, tout ceci relève d’un narcissisme qui protégerait en quelque sorte du monde réel, inhospitalier pour les esprits (trop) sensibles. Telle une part envahissante de la subjectivité, dès lors que l’on consent à investir sa propre réalité individuelle.

Au surplus, comment vaincre le chaos ? Ou encore est-il possible de saisir l’univers dans sa totalité ? Questions cruciales qui demeurent toujours sans réponses.

Virginia Woolf jongle avec un semblable flou des choses : « L’étrange, c’était de ne pas savoir où l’on va […] d’avancer aveuglément, souffrant si fort en secret, dans la consternation, l’inexpérience, l’ignorance. »

Nymphettes désorientées
Les muses d’Ève offrent un visage tour à tour affligé, serein, apeuré. Lequel leur fait prendre des poses tirées, dirait-on, de la peinture romantique des XVIIIe et XIXe siècles. Avec son florilège d’états successifs : mélancolie, irrationalité, doute, égocentrisme excessif, désespoir, insatisfaction devant le mécanisme répétitif de la vie dite « normale ». Ceci culminerait en un désir ardent de se lier aux forces de la nature tout en souhaitant être menées et même absorbées par elles. Comme ce vert acide du feuillage qui sert d’écrin aux nymphettes désorientées.

En outre, le « sujet » romantique s’isole volontiers des valeurs sociales pour tenter l’expérience métaphysique dans une sorte d’éblouissement surnaturel. La vierge éblouie, montrant une tête voilée et des étoffes transparentes, en est le plus bel exemple.

Cette manière démontre une intention de « vivre sa vie » en suivant ses instincts et non en fonction des lois de la société, fût-ce au prix d’un échec. Godard n’a-t-il pas tourné des images virevoltantes (Vivre sa vie, 1962) avec une Anna Karina primesautière ! Qui prenait le voile, trois ans plus tard, dans le film de Rivette, La Religieuse de Diderot. Œuvre interdite pendant longtemps sous prétexte de « ne pas heurter gravement les sentiments et les consciences d’une très large partie de la population ».

Par ailleurs, il ne pourrait y avoir d’éducation sans pupitre, ce que nous offre Le présent de l’indicatif passif, comme un coffre au trésor en bois. À condition bien entendu de l’ouvrir. Avant même d’en soulever le couvercle, on y remarque un orifice rectangulaire d’où émergent des genoux de fillette sur lesquels on peut lire le mot « amour » décliné en latin. Puis, au fond du meuble se terrent des lectures licites et illicites.

En revanche, on chavire dans la littérature avec La reine des aulnes (clin d’œil à Michel Tournier) où une jeune fille, qui en porte une autre sur ses épaules, s’apprête à traverser un étang… Tel un passeur qui offre aux plus démunis de franchir un plan d’eau. La rivalité est désormais chose du passé. De plus, l’omniprésence de la nature ouvre sur les vicissitudes de la réflexion de l’homme sur la place qu’il y occupe. Réflexion qui se mue parfois en inquiétude devant un monde étrange.

Deux étoiles sont nées
Ève Tremblay entend vivre ainsi, c’est-à-dire selon ses humeurs, ses caprices, ses audaces. À l’exemple de sa grand-mère (Mimi) et de sa grand-tante (Jeanne), duo d’inséparables qui n’en ont toujours fait qu’à leur tête. Résultat : la photographe en a tiré une série de portraits, dont notamment celle intitulée Mimi et Jeanne dans le Hall of Fame.

Au préalable, le décor. La maison de Mimi est un poème en soi. Bibelots hétéroclites ; mobilier « chinois » ou de « style » ; doubles rideaux, tableaux de genre, photos de bambins ; canapé, fauteuils et lavabo de couleur rouge ; miroirs à profusion, cabinet de verrerie, argenterie, etc. Un cadre pensé dans les moindres détails, semblable à un ersatz d’une demeure de star.

Intra-muros, deux phénomènes qui se prêtent à tous les déguisements. Talons aiguilles, robes blanches en dentelle, manteau de fourrure, peignoir façon léopard. Et surtout cette fameuse table de poker (elles y jouent depuis des lustres), ronde et noire, faisant face à une petite table bon marché où trône un bar. De sorte que, lorsqu’on passe la main, on se sert un petit verre de « fort » et on en grille « une ». Car les dames affichent fièrement leur côté rebelle avec une superbe qu’Ève a su capter grâce à sa précision d’ornithologue.

Des femmes (entre 70 et 80 ans) qui entendent ne pas perdre une seconde de ce que la vie peut encore leur offrir. En imitant les attitudes de coquettes. On est ici au cœur d’une fiction qui frise le fantastique. Un fantastique soft, par ailleurs assez troublant. Sont-elles les prêtresses d’une société secrète ? Ou des personnages extraits d’un film comme Arsenic et vieilles dentelles ?

Qu’importe, Ève respecte assez leur brillante dérive théâtrale et saisit même en filigrane toute la mélancolie (active) que recèle un tel jeu des apparences. Que sous le maquillage, la variété des costumes, se dissimulent des tigresses prêtes à se battre à mort pour une vie pleine, en laissant volontiers à d’autres leur part d’ombres. Le grand âge aidant, elles s’offrent donc un « élixir de jeunesse », grâce au goût de l’artifice, toujours renouvelé.

Ces deux séries couleur montrent ainsi que les femmes (peu importe leur âge) sont plurielles, qu’il n’existe pas d’essence de « la » femme, qu’on n’est pas femme par nature, qu’on a, aussi, comme l’ont relevé Deleuze et Guattari, à « devenir femme».

Ève Tremblay passera très bientôt à un autre projet. À la recherche des placebos, où elle délaissera le volet autobiographique au profit d’un autre à teneur plus scientifique.

Elle pense même confectionner des « bonbons-placebos », comme autant de petites pastilles toniques à suçoter quand la douleur est trop vive ou le vague à l’âme trop prégnant…

Ces travaux ont été présentés à la galerie Occurence du 25 novembre au 30 décembre 2000.

Lyne Crevier est journaliste, notamment à l’hebdomadaire ICI. Elle a également fondé la revue Scénarii, consacrée aux scénarios inédits de courts métrages. En outre, de 1988 à 1992, elle a collaboré aux pages culturelles du journal Le Devoir.

Après des études en littérature et en théâtre à New York, Ève K. Tremblay a obtenu un baccalauréat en photographie à l’Université Concordia. Son travail se situe aux intersections du portrait, de la mise en scène, de la fiction et de l’autobiographie, et s’affirme à travers des représentations qui tendent de plus en plus vers l’allégorie. Elle vit et travaille à Montréal.