Feintes_ doutes + fictions – Sylvain Campeau

[Printemps 2006]

Feintes_ doutes + fictions
Réflexions sur la photographie numérique
Québec, éditions J’ai VU
2005

Le présent ouvrage veut apporter une contribution à la réflexion portant sur l’apparition de la photographie numérique. Car on semble pour l’instant être assez dubitatif à l’égard de cette nouvelle venue que certains traitent encore en intruse. On compte en effet encore autant de convertis qui s’abandonnent à leur penchant coupable sans vergogne qu’il est d’artistes aux yeux desquels cette nouvelle technologie suppose une trahison envers le processus habituel d’agrandissement. C’est ici toute une emprise du réel ainsi qu’une gestion manuelle et presque artisanale de l’image qui se trouvent larguées par ce nouveau type d’images.

Rodrigue Bélanger, pour aborder ce sujet, a choisi d’ouvrir les pages de cette publication à des spécialistes provenant d’horizons très différents. Il y a ici des artistes, tels George Legrady et Alain Paiement ; des théoriciens et essayistes de la photographie comme Sylvie Parent et Robert Bean ; un sociologue en Olivier Clain et un philosophe en la personne de Thomas De Koninck. Pour illustrer l’ouvrage, Rodrigue Bélanger a fait appel à Holly Marie Armishaw, Nicolas Baier, Ivan Binet, Marcel Blouin, Robin Collyer, Isabelle Hayeur, Bettina Hoffmann et Yoko Takashima.

D’un tel aréopage, il était attendu que les pistes abordées soient diverses et se recoupent finalement peu. On retrouve tout de même l’expression d’une idée, commune à quelques-uns, qui témoigne bien de la difficulté et de la nouveauté d’une problématique qui se cherche encore une direction. Car Rodrigue Bélanger, de façon explicite, et d’autres de façon moins directe en viennent à situer cette nouvelle photographie comme une extension de la photographie analogique. Elle est ainsi dite métis, qualifiée de ruse par Olivier Clain, fondant ainsi dès l’origine un certain pouvoir de transmutation. Sylvie Parent la décrit, à travers sa vision du travail des photographes dont les images accompagnent ici les développements critiques et théoriques, comme « une réalité mixte, à la fois mémoire et fiction, oscillant entre l’état des choses et leur fabri­cation » (p. 47). George Legrady, lui, se demande si l’on peut voir en cette photographie numérique une extension naturelle de l’image photographique traditionnelle ou s’il s’agit cette fois de quelque chose de radicalement différent.

Cette indécision, cette présomption à l’égard de ce que l’on perçoit comme une réalité duelle, on ne sait encore trop si elle touche juste et frappe au cœur de la spécificité métisse de la photographie numérique ou si elle trahit une sorte d’indécision et de malaise devant elle. Il est vrai, toutefois, qu’elle emprunte sa compréhension du mécanisme de captage du réel à la logique photographique. Mais c’est en quelque sorte pour la télécharger dans un univers de données mathématiques, de données et d’algorithmes qui en viennent à une simulation des opérations photographiques de couchage des images. Il n’est plus, réellement, dans ce processus de révélation de l’image, d’impression et de photosensibilité. Tout est affaire de captage optique, produit sur le mode physique qu’a toujours connu la photographie, mais différemment matérialisé. En fait, pas vraiment matérialisé puisque d’une image latente, on en est finalement venu à une image virtuelle, encodage de données mathématiques susceptibles d’être matérialisées en image lorsque bon semble à l’utilisateur. Cette nouvelle réalité algorithmique de l’image, il semble bien que ce soit George Legrady qui l’ait le plus ardemment explorée. Les quelques pages qu’il consacre à la description de ses préoccupations et recherches artistiques à ce sujet sont trop peu pour étancher la soif qu’elles éveillent en nous.

L’ouvrage qui est ainsi consacré à cette question reste donc marqué par cette sorte de réalité mutante accordée à la photographie numérique, cette créature hybride reprenant le fonctionnement photographique pour le relancer dans l’aire de production virtuelle. Ou d’actualisation numérique. Les réalités optiques et la saisie première restent soumises aux mêmes impératifs qu’avant, mais cela ne se fait pas sans adaptation comme en témoignent les majorations apportées aux longueurs focales des lentilles. On assiste en quelque sorte à une photographie transcodée par le numérique.

Il serait toutefois injuste de dire que la publication ne s’intéresse qu’à cette question de majoration ou de métissage. Olivier Clain, pour sa part, se livre à un retour sur la représentation photographique et ce qu’elle a su apporter au monde de l’image. Il oppose le pouvoir d’évocation, dont la peinture est plus particulièrement le lieu, au pouvoir d’attestation, royaume plus exclusif du photographique et qu’il porte à son expression achevée, selon lui. En témoignent d’ailleurs, comme de son emprise sur la vérité attestée des choses reproduites par la photographie, les manipulations des images effectuées aux fins de propagande par des régimes totalitaires. Ici, l’intrusion ou la mainmise du numérique sur celles-ci ne changent pas grand-chose à la donne. Sinon, évidemment, qu’en l’intégrant à un système technique plus large, est accordée à la photographie une plus grande fonctionnalité. En fait, d’après l’auteur, la photographie aurait gagné à cette imbrication : en circulation, d’abord et parce que le pouvoir d’évocation que lui confère le numérique a fait entrer son pouvoir d’attestation en crise, l’amenant sur le terrain du mythe, du rêve et du délire.

Thomas De Koninck voit quant à lui en cette nouvelle mouture de la photographie une occasion d’échapper au fétichisme de la technique. Il déplore que les fins de ce progrès technique continu soient rejetées dans l’abstraction (et se présentent comme implicites et indéniables), que l’accomplissement technique devienne une fin en soi. Une intelligence sensorimotrice ne cherche que l’adaptation pratique, ne s’inquiète que de la réussite ou de l’échec du processus technique. C’est l’intelligence conceptuelle qui accorde de l’importance aux fins et aux origines des choses et des événements, alors qu’une pensée sensorimotrice reste sur le seuil de ce plan réflexif. Thomas De Koninck voit dans la photographie numérique, surtout dans l’expérience esthétique qu’elle amène à vivre, une occasion de se mesurer au sens du réel.

Bref, Feintes_doutes + fictions présente un parcours qui aborde la photographie numérique dans son hybridité et ses effets supposés sur le monde de la technique et celui de la production /médiatisation des images. Il en va un peu comme si nous en étions encore à mesurer les effets de la fusion de deux régimes aux antécédents bien différents. Et comme si nous ne savions pas encore tout à fait traiter la photographie numérique comme un objet d’étude à part entière.

Commissaire d’exposition, essayiste et poète, Sylvain Campeau collabore aux revues Ciel variable, ETC, et Vie des arts.