France Choinière, Du détournement du dispositif ou de la photographie comme peau mutilée – Paul Breton

[Automne 1993]


par Paul Breton

Le dispositif des images représente à la fois le mécanisme global qui sous-tend la représentation et le moyen par lequel se manifeste la rencontre entre l’image et le spectateur. Le dispositif englobe le contexte «technique» par lequel se règle le rapport à l’image.

Le spectateur doit, forcément, passer par lui pour percevoir les images. Dans la plupart de celles-ci, le dispositif vise une certaine transparence, est en quelque sorte sous-entendu ou implicite. La perception des images repose sur l’intention de prendre connaissance d’un «donné à voir».

Plus rarement, le dispositif s’infiltre dans le regard ou constitue le sujet de l’image, sa matière à percevoir. Dans ce cas, cette «manifestation» du dispositif correspond à un «détournement» de ses modalités ou à une «dérivation» de la spécificité représentative de l’image.

France Choinière part de cette idée de détournement du dispositif pour remettre en question la photographie et le «photographique», pour revoir le statut et la nature de l’image. Et ce, au point d’infléchir ou de soustraire la photographie de la transcription d’un réel, de l’«instant décisif», en voilant le représenté. L’artiste se sert de l’image comme processus de captation ou d’appropriation, comme enjeu lié aux conditions ou aux dispositions de lecture.

L’enjeu de l’image, associé aux détournements du mode perceptif-du dispositif-, consiste, pour le spectateur, à explorer l’image photo par ses contours ou ses «alentours», à détourner son regard. Le regard à l’image est en effet détourné par la vision «indirecte» du représenté, ce qui oblige le spectateur à transposer sa lecture de l’image dans un dispositif éminent, tout en respectant un rapport «photographique» avec elle.

Dès les premières œuvres – une série intitulée Comme des icônes contemporaines et réalisée par des procédés de photographie sans sels d’argent -, la surface picturale «gêne» la lecture, estompe le rapport analogique de l’image photo au réel. Comme dans ses séries ultérieures, la surface, tel un écran à franchir qui éloigne l’image, suggère des impressions dont l’œil saisit d’abord les aspects tactiles : dureté, plissé, lissé, granulation ou marouflage. La surface, comme une peau tendue, relâchée ou mutilée – au vieillissement prématuré-, devient un espace percevable et constitue en elle-même une source de manifestation du dispositif, un détournement de lecture.

La seconde série, Les ciné-tableaux, regroupe des images «habitées» par le dispositif cinématographique. Bien qu’il ne puisse y avoir de cinématographique – de mouvement actualisé, «en cours» – dans le photographique, plusieurs images, d’un même contexte temporel et spatial, alignées, accolées sur un même support, tendent à créer un lien de rapprochement, un mouvement qui les unit. À partir de ce concept, Les ciné-tableaux établissent le détournement du dispositif photographique.

Le traitement de l’image – photocopies collées sur bois ou papier arche -, la mutilation de la surface-peau par l’application de peinture, le travail des ombres s’imbriquent dans la tentative de pallier à la pose isolée et de combler l’écart entre les images fixes pour simuler la contiguïté, la séquentialité de l’image cinéma, par l’impression successive et changeante de chaque image. Le concept gagne le spectateur qui perçoit le ciné-tableau image par image ou construit par lui-même, souvent en se déplaçant d’une image à l’autre, le dispositif cinématographique.

Les ciné-tableaux rompent, mutilent le statisme et la nature ponctuelle ou individuelle de l’image photo pour atteindre l’idée de progression, de transformation par une suite d’images-comme pour fusionner des «instants», donner l’impression d’un moment (la succession de différentes images àl’intérieur d’une œuvre ou d’œuvres mises bout à bout). Sans prétendre à la reconstitution ou à un déroulement narratif (comme dans la bande dessinée), chaque œuvre de cette série simule une fraction de film, un moment, un segment d’image filmique subdivisé dans un espace photographique (comme des photogrammes projetés par-derrière l’écran, comme des «arrêts sur l’image» regroupés définitivement à l’horizontal).

L’idée de détournement du dispositif photo par des modalités cinématographiques dans Les ciné-tableaux est substituée par l’appropriation d’images et le rapport à l’écrit ou au texte dans la série intitulée Les légendes. Cette série d’œuvres dispose du rôle médiatique de l’image, soutirée de son contexte d’origine; la trame d’impression originale, toujours présente, mais devenue comme un motif imprécis par l’agrandissement, confirme esthétiquement le statut réactualisé des images. Par l’utilisation du papier vélin tendu en ses pourtours et l’assujettissement au travail pictural, les images apparaissent comme des peaux mutilées par la mémoire, par un temps passé récurrent.

Le choix de l’artiste de s’approprier des images et de leur attribuer une légende – l’espace de représentation réservé à la légende coupe d’ailleurs l’espace de l’image et établit une coexistence inévitable – vise à assigner aux images une autre «histoire» en passant par un certain imaginaire collectif. L’appropriation ne se justifie donc pas par la réalité que l’image véhicule, mais par le souvenir recomposé ou récupéré.

Contrairement à l’usage, les légendes, au bas des œuvres, ne tendent pas à réduire l’image photo à un sens univoque ou directionnel en décrivant le «donné à voir». Sans dimension connotative, les légendes ne peuvent servir de relais à ce que l’image ne dit pas – jusqu’à ne représenter qu’une numérotation ou un commentaire détaché, décalé du sujet ou du représenté.

Cette série incite le spectateur à réévaluer l’image photo en tant que document subordonné à l’écrit. Les œuvres détournent les fonctions ou les fondements des légendes en provoquant à la fois l’autonomie et la dépendance de l’image à l’écrit, et en confondant l’intentionnalité textuelle à l’équivoque de l’image.

Jusqu’à ce qu’advienne la dernière série, Les stèles, l’artiste détournait le dispositif de perception de l’image en interposant le cinématographique, le pictural ou le textuel aux codes de lecture photographiques. Dans Les stèles, seule l’utilisation de matériaux, exposant le processus manuel d’un parachèvement, écarte la lecture de l’image des codes de la photographie.

Chaque œuvre représente un portrait, un visage, contraint par les mêmes caractéristiques de prise de vue. La manifestation du dispositif est d’abord causée par la dimension imposante des œuvres et par l’«éloignement» de l’image – des couches de cire successives la voilant – ainsi que par la répétition sérielle du sujet. Mais là où cette manifestation du dispositif a le plus d’impact sur le rapport traditionnel du spectateur à l’image, c’est dans la manière dont le support (de l’image) est délimité pour former une cible.

Cette délimitation de l’image marque un détournement du dispositif non seulement au niveau de la représentation du réel, mais aussi en superposant deux «visions» de la photographie : le regard de la prise de l’image et le regard du spectateur. Par Les stèles, le spectateur reconnaît l’image photo en tant que cible du regard et représentation du viseur. Comme dans les séries précédentes, le dispositif apparaît dans l’espace de perception de l’image, mais cette fois, détourné vers lui-même, dans toute sa dualité : le dispositif photo s’emboîtant, littéralement, dans le dispositif de perception de l’œuvre. Le dispositif fait figure de blessure au cœur de la surface-peau de l’image, la mutile en son centre.

Paul Breton détient un baccalauréat en arts visuels (photographie) de l’Université d’Ottawa. Il termine présentement la rédaction de son mémoire de maîtrise à l’Université de Montréal, ayant pour sujet le voyeurisme du spectateur suscité par le dispositif de l’image photo et cinéma.

France Choinière détient un baccalauréat en arts visuels (photographie) de l’Université d’Ottawa. Ses œuvres ont été vues principalement à Ottawa et à Montréal et font partie de plusieurs collections tant privées que publiques. Le travail de France Choinière sera présenté à l’édition 1993 du Mois de la Photo à Montréal. Ses œuvres sont diffusées par la Galerie l’Autre équivoque à Ottawa.