Frances Robson – Andrée Martin, De quelques volutes corporelles

[Été 1995]

par Andrée Martin

Que sont devenues les voluptueuses sultanes des Milles et Une Nuits ? Symboles même de la sensualité et de l’érotisme de toute la culture arabo-persane, elles résident en nous tel un désir secret, sorte d’images diaphanes et impalpables de nos envies profondes de corps et de chair.

Fragments d’un fantasme commun de notre imaginaire (qui n’a pas rêvé d’épopées glorieuses où l’aventure se juxtapose à d’indescriptibles nuits érotiques sans fin ?), elles nous apparaissent comme une incarnation parfaite où se conjuguent des formes et des parfums intimes, lointains et exotiques. Vapeurs érotiques et fantaisies des sens se dégagent de ces êtres suggérés, souvenir d’une culture, d’une époque et de toute une histoire qui ne nous appartient pas en propre.

Les photographies de Frances Robson – des danseuses du ventre aux formes rondes – s’installent comme une (possible) extension de ces affabulations humaines et charnelles. Dans ces clichés qui arborent des parcelles d’Orient où l’on célèbre le corps féminin – autant, d’ailleurs, qu’on le frappe d’interdit – , nous est transmis quelque chose de l’identité de ces peuples de la mer et du désert. Des images à travers lesquelles prend place une part (importante ?) de leur sensibilité et de leur sensualité. Une introduction aux arcanes de ceux et celles qui, dans ces lointaines contrées, tapissent leur vie de musiques, de poésies et de passions. Une sorte d’ouverture ethno-culturelle sur le féminin oriental, où l’on ne devine qu’une part, infime, de cette culture tout en rondeur (à voir ici l’évidente parenté circulaire entre la danse du ventre, celle des derviches, la calligraphie et une partie de l’architecture arabes).

Instants de liberté charnelle pris sur le vif, ces images, dont le caractère documentaire ne fait aucun doute, portent cependant dans leur sens et leur « message » quelque chose d’équivoque. Que saisir en regardant ces photographies de femmes, souvent à demi nues, arborant un corps chargé de désir ? Ambiguïté face à la nature parfois « prépornographique » – on ne pourrait toutefois parler ici de réelle pornographie – de certaines attitudes de ces « princesses » de la danse comme celle-ci avec ses bas de nylon fin, l’un remonté, l’autre replié au genou, qui lui confèrent certaines des allures, déviantes, d’une strip-teaseuse ; ou encore celle-là, ne portant qu’un assez court chemisier, et découvrant, sans scrupule apparent, en plus de ses jambes dénudées, une toute petite parcelle de sa culotte. Effeuillage en cours de route ou pratique normative ?

Sorties de leur contexte initial, ces images, dont la forme et le sens restent à définir, ne peuvent être autre chose que des énigmes. Le néophyte de ces spectacles de la séduction ne possède souvent pas les clefs lui permettant de « décoder », de « situer » ou même « d’ajouter » quelque part dans ses propres référents – corporels autant que culturels – la photographie qu’il regarde et l’attitude de ceux et celles qui l’habitent. De ces moments dérobés, nous parviennent des signes de transgression de codes : mais lesquels précisément ?

Le cliché photographique amène ainsi une importante et inévitable perte de l’identité originelle de ces pratiques du corps en mouvement. Fracturation double du réel, où en plus de nous présenter seulement un instant de celles-ci, Robson laisse en suspens la manière – directe ou indirecte – de les lire et de les recevoir. De ces bribes d’univers présentées nous parviennent donc une évidente sensualité, quelque chose de glorieux même parfois – à en voir le sourire lumineux et les bras levés de certaines d’entre elles – , en même temps que l’exhibition de la chair dans un aspect plus pornographique. À l’efficacité signifiante du médium photographique, l’artiste substitue la polarité du corps en démonstration et du sens à lui prêter.

Ainsi, l’exposition des volumes et des mouvements (suggérés) conserve une part de secrets. Sens érotique flou, courbes sinusoïdales devinées et dévoilement partiel de l’épiderme stimulent l’imaginaire du regardeur devenu ici voyeur autorisé, tout en réaffirmant les fonctions premières du corps : séduction, reproduction et sexualité. Présente dans sa totalité – la photographe ne donne pas à voir de visions parcellaires – , l’architecture féminine s’éloigne de la perfection illusoire et emblématique du mannequin ou même du danseur occidental, pour nous conduire vers son aspect on ne peut plus quotidien (ordinaire). Épanouissement des corps charnus et potelés qui nous ramènent à la réalité tangible de l’être. Sans qu’on puisse noter la moindre apparence d’inhibition, la chair, riche et abondante, s’offre avec joie dans une nudité partielle. Naturelle, elle incarne non pas la dépréciation de l’image individuelle, mais sa mise en valeur, dévoilant du même coup le caractère, éminemment unique, de chacun.

Jouir sans culpabilité de sa propre vérité corporelle, pourraient nous dire, en définitive, ces femmes qui se livrent à leurs passions. Ravissement face à cette fierté d’être totales, où l’envoûtement adhère au mouvement pour exprimer le besoin, universel, de plaire. L’émotion, refaisant surface, convoque ainsi et sans grands détours Éros, à la faveur même du « spectateur-regardeur » de ces images, vivantes et ambivalentes, du corps dansant.

Originaire de la Saskatchewan, Frances Robson possède un baccalauréat en photographie de l’université d’Ottawa et un MFA de la School of the Art Institute of Chicago. Elle enseigne l’histoire de l’art à l’université de la Saskatchewan. Son travail est bien connu dans l’Ouest canadien et dans la région de Chicago aux États-Unis.


Andrée Martin explore depuis longtemps les univers de la photographie et de la danse. De plus, elle possède une connaissance remarquable des cultures du Moyen-Orient, pour y avoir souvent voyagé. Elle termine actuellement un D.E. A. – Esthétique et sciences de l’art – à la Sorbonne.