Frontières – Robert Lévesque

[Automne 2001]

par Robert Lévesque

« De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ? »
— Alphonse de Lamartine

Il ne m’est pas habituel de citer Lamartine, l’ayant lu dans une part de ma vie dont il ne me reste que des images de corridors, de tableaux noirs, de portes qui se ferment sans bruit, impression de silence, sensation d’eau glaciale le matin; cet alexandrin, pourtant, si beau qu’il pourrait être de Racine, m’apparaît – au vu de Srebrenica, Naplouse, Kigali, Groznyï, Belfast, Hébron, Pristina, Skopje… – d’une actualité cinglante.

Lorsque Lamartine l’écrit, en 1841, il a 51 ans. C’est un homme qui revient d’un long voyage avec les siens, son épouse anglaise, sa fille, des amis ; ils ont navigué sur un brick baptisé l’Alceste… Quels pays ont-ils visité ? Le Liban, les Lieux saints, la Palestine, Damas, les Balkans (un itinéraire semblable à ceux de Madeleine Allbright et de Colin Powell !) ; ils ont vu des pillages, des soulèvements, des ruines… Lui, il est au seuil d’une carrière politique qu’il mènera dans l’oppo­sition à Louis-Philippe (ce sera un orateur qui grimpe sur les chaises, des gravures en témoigneront) mais qui sera courte… À l’époque où le mouvement romantique mène ses batailles, il croit que le poétique et le politique peuvent fusionner et que les frontières qui séparent l’homme de l’homme sont prenables. Il rêvait de les abolir.

« Pourquoi nous haïr et mettre entre les races ces bornes », demande-t-il à l’humanité dans ce poème qu’il intitule La Marseillaise de la paix. Au sujet du ciel, il y a cette question : « Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ? » Lamartine émet un fabuleux vœu pieux (comment la Terre pourrait-elle être aussi lisse que le ciel ?) et c’est d’une grande naïveté (Stendhal : « dès que Lamartine sort de l’im­pression de l’amour, il est puéril ») car son époque est celle des conquêtes coloniales. La France s’établit en Afrique du Nord, en Afrique noire, en Extrême-Orient et jusqu’à Tahiti où Gauguin – autre naïf – ira peindre son testament pictural interrogeant la notion même de frontière (D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?).

En 1841 c’est l’invasion de l’Algérie par le maréchal Bugeaud, le duc d’Aumale prend la smala d’Abd el-Kader en 1843 et la sou­mission de la Kabylie achève en 1858 l’ouvrage politique colonial qui, s’effondrant un siècle plus tard, laisse en héritage aux Algériens (Arabes et Kabyles) un cauchemar fratricide, quotidien, dont on regarde sans plus vraiment les voir les images aux journaux télévisés, viols, étripages, égorgements.

Dans l’Algérie indépendante la terreur vient de l’intérieur, toujours dans le sang et sous le même ciel. Ce pays foutu fut, un temps, le pays ensoleillé d’Albert Camus où l’écrivain de Noces observait avec aménité les Arabes, « ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé » : c’est ce qui est écrit, « proche et séparé », dans le manus­crit qu’on trouve dans les débris de la Facel Vega de Michel Gallimard le 4 janvier 1960 près de Villeblevin. Dans Le Premier Homme, roman ambitieux et inachevé, on sent que Camus – autre Lamartine, autre Gauguin – espérait que les Algériens français et musulmans puissent cohabiter mais il note, inquiet : « le soir venu, ils se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l’on ne pénétrait jamais, barricadées aussi avec leurs femmes qu’on ne voyait jamais ».

Il y a dans les pays des pays successifs étrangers l’un à l’autre. Des pays dans le pays. Des anti-pays. Des communautés rivales. Et puis voyez les résultats : la Russie, les Allemagnes, l’Irlande, les Corées, les Indes, l’Océanie, Cuba, Haïti, pays coupés et découpés, inégalement réunis, boycottés, misérables, dangereux, régimes dissous, sociétés dissolues, mafia d’État. Pagaille. Nettoyage ethnique. Vote ethnique. Taratata. La haine a la peau dure : Barrès voit le lorgnon du capitaine Dreyfus trembler « sur son nez ethnique », Parizeau stigmatise « le vote ethnique » le soir du 30 octobre 1995.

Frontières petites et grandes, politiques, culturelles, religieuses, raciales, historiques, hystériques, mentales, psychotiques. Invisibles au voyageur distrait, ces lignes de démarcation, qui sous le ciel strient la planète des hommes, sont des frontières de nœuds et de viscères, de vengeances, de vicissitudes, de violences, nées au creux des ventres des ancêtres, toutes ces traces…

La conquête – militaire comme amoureuse – n’a jamais pour effet l’abolition des frontières mais leur renforcement. Autour du pays, autour du couple, même défense. Et ainsi – toute de sillons qu’ « un sang impur » a abreuvé, de bornes, de camps, de goulags, de mines antipersonnel, de charniers, de partitions, de bouclages, de quartiers protégés, de périmètres de sécurité… – moins que jamais la Terre ne ressemblera au ciel que regardait Lamartine, et que je regarde…

Voilà – depuis peu – la mondialisation des marchés dans sa rhétorique de monnaie (celles des grandes puissances) et de muscles (ceux de la police) au service des pays riches. Les frontières maintenant – on disait les classes au temps de Marx, contemporain de Lamartine – sont plus étanches encore dans un monde où l’argent dicte les lois, même chez les travaillistes, les socialistes. Encore un retour de jungle mais sur un air d’euphorie, l’argent, alias la religion, étant le nouvel opium du peuple.

Le ciel n’est ni un mur ni une borne ni un milieu, le ciel – traversé d’avions, de navettes, de missiles, de satellites – c’est l’inquiétante étrangeté d’une absence de frontières, c’est l’ailleurs total ; est-ce un idéal, un gouffre, un leurre ? Est-il opaque le ciel, et alors, comme l’écrit le sédentaire de Lisbonne, Fernando Pessoa alias Alvaro de Campos, nous serions les esclaves cardiaques des étoiles, sans ambition autre que dérisoire…

Ilotes d’un idéal insensé, menacés par une barbaresque techno­logique, tout nous est frontière : le temps qui ne suspend pas son vol et qu’on ne conquiert pas (à moins d’être Proust et de mourir au bout du manuscrit) ; l’homme qui se dédouane dans des images qu’il se fabrique de lui-même ; l’autre à qui on montre tel ou tel visage au besoin (pirandellisme) ; et ce ciel, que le prisonnier Verlaine admirait par-dessus le toit, si bleu, si calme !, ciel aujourd’hui dévoyé en jeu vidéo pour écran cathodique, tirs de missiles filmés par les caméras de CNN fixées aux toits des hôtels de l’Irak, ciel pervers avec lequel, tel Tartuffe dans la pièce que le Roi-Soleil censura, on doit trouver des accommo­dements…

Si j’avais à écrire une « lettre persane », elle serait plus noire encore que celles de Rica et d’Usbek – y entreraient l’Holocauste, les images de corps agglutinés qu’on pousse en vrac dans la fosse, les charniers de Yougoslavie, l’assassin de Sabra et Chatila premier ministre d’Israël – mais je crois bien qu’au bout du compte, faisant le bilan de ce qui s’est passé sous le ciel depuis la fermeture du Paradis terrestre, j’en arriverais à penser, en un mouvement de naïveté lamartinienne, que la seule façon de neutraliser le pouvoir létal des frontières, c’est de se sentir et de se mettre toujours de l’autre côté.

Comme l’ont fait, à leurs risques et périls, Bernard-Marie Koltès qui écrivait d’Ahoada : « je suis tant tenté de reconnaître la supériorité de la race noire sur la race blanche ! », Jean Genet qui jouissait de sa non-appartenance à une nation et se fit inhumer dans un cimetière décati de la province du Tétouan au Maghreb, et Rimbaud en allé à Aden, à Harar et plus loin encore, chez le roi de Choa…

Robert Lévesque est journaliste, chroniqueur, essayiste. Il a publié des entretiens avec l’homme de théâtre Jean-Pierre Ronfard (Liber, 1993), un bilan critique de la dramaturgie québécoise (La Liberté de blâmer, Boréal, 1997), un essai sur le théâtre du XXe siècle (Un siècle en pièces, Boréal, 2000). Il signe un carnet à l’hebdomadaire ICI.