Herbages d’acier – Christian Mistral

[Été 1989]


par Christian Mistral

On dit souvent que les buildings poussent comme des champignons; en fait, rien n’est plus faux et j’en veux pour preuve que personne ne songerait à les cueillir.

Les buildings poussent comme de la mauvaise herbe, trois pour un qu’on arrache, dix pour un qu’on rase, vivaces et parasitaires, téteurs de ressources; c’est chiendent et mauvaise graine, les buildings, ça vous grisaille votre place au soleil, ça vous engerbe tous les méchants vents de la ville à leur pied; les buildings nuisent aux cultures qu’ils envahissent, ils sont sans âme et sans nature, simples comme seuls les monstres savent l’être, ils s’érigent silencieusement au vu de tous de telle façon que personne ne les voit plus depuis longtemps, ce qui s’appelle voir, plantés dans la cité comme des épingles dans une pelote, ils sont humains comme le cancer, modernes comme la pollution industrielle, gracieux comme un missile Exocet, ils défient à la fois la raison et la plus sensible fibre de l’Homme, ils outragent la religion du foyer, ils n’ont même pas l’excuse de la tour de Babel, ils sont construits pour être là, juste pour être là, jusqu’à la fin du monde, ils n’ont pas d’odeur et pas de son; ce sont des représentations primaires de l’esprit tribal, les cathédrales de l’administration polypeuse, on gèle de honte en songeant qu’ils témoignent de notre âge et de notre civilisation, ces glaciaux herbages d’acier qui étranglent l’enfance des mégalopoles. Depuis que les postmodernistes accumulent les aberrations architecturales pour enterrer l’héritage réducteur démentiel de Le Corbusier, Pénélopes défaisant la nuit ce qu’elles ont tramé le jour, ornant de cyclopéens flashcubes à coups de colonnes vertes et de pignons rouges voulant rappeler l’ordre dorique, on a l’impression de vivre et de travailler au milieu d’une constellation de joyaux contrefaits, comme ces bijoux imités des dynasties pharaoniques que les orfèvres égyptiens faussaires donnent à manger aux dindes pour les récupérer dans la fiente, après l’usure de l’odyssée gastrique, patines par les sucs stomacaux de la volaille, et les vendre à prix d’or pour authentiques.

Cependant, les gratte-ciel, pour absurdes et abominables qu’ils soient, forment bel et bien notre décor et la pièce doit être jouée jusqu’au bout. Quand le rideau tombera sur ce chapitre de l’Histoire du Monde, qui sait s’il ne subsistera pas quelques débris utilisables, quelques moellons de culture heureusement imbriqués, quelques poutrelles aux mortaises et tenons adentés en ce siècle et qu’on pourra recycler en villages humains. Le temps reviendra peut-être où il sera possible de connaître une personne à sa maison. Pour l’heure, les bâtisses désâmées ne renvoient qu’à elles-mêmes, nous marchons sur la rue en contemplant notre reflet dans les parois de plexiglas et nous ne nous reconnaissons pas.

Dans Invitation to the dance, Gene Kelly en Sinbad le matelot gigue sur des kandjars immatériels fichés dans le sol à la douzaine par une paire de cerbères de cartoon. Quand Fantasio grimpait sur la coupole de l’Institut de musique, tête au clair au-dessus du smog, quand je me postais au dernier étage du Château Champlain ou montais en ascenseur translucide à flanc d’hôtel pour le point de vue du restaurant revolver au sommet du Hyatt, quêtant tous deux l’altitude, lui pour entendre sa musique, moi pour boire aux feux de la ville, cette entité dont j’essayais désespérément de pénétrer la tripe et la mécanique, nous ne faisions pas autre chose. Il s’agit en ce monde de clopiner sur les mesas artificielles jusqu’au jour où on retrouve sa propre danse.