Herbert List ou « la mise en présence de l’absence » – Adriana Kolar

[Printemps 2002]

Musée des beaux-arts de Montréal
23 janvier au 28 avril 2002

Du 23 janvier au 28 avril 2002, on a pu admirer au Musée des beaux-arts de Montréal l’exposition rétrospective de l’artiste photographe allemand Herbert List, exposition organisée et mise en circulation par le Foto Museum de Munich. Sous le titre Herbert List – Flâneur romantique, la rétrospective témoigne de la volonté des organisateurs, dont Max Scheler, héritier d’Herbert List et conservateur de sa succession, de faire connaître l’artiste au grand public.

Ce n’est pas une image quelconque de l’artiste qui nous est ici proposée. Le spectateur se voit présenter l’image d’une carrière et d’une vie apparemment exemplaires, sans la moindre trace d’ombre, ce qui est d’autant plus étonnant que l’exposition vise à faire découvrir un artiste dont l’œuvre se distingue justement par ses « jeux d’ombre et de lumière ». C’est ce mode de présentation de l’artiste au grand public, par le biais du communiqué de presse, du texte de la brochure et des panneaux didactiques intégrés à l’exposition, qui sera ici ausculté afin d’en faire ressortir la part de silence.

Vie et carrière d’Herbert List
Voici comment les grandes lignes et les dates charnières de la vie et de la carrière d’Herbert List sont rapportées dans les textes de présentation de l’exposition. Herbert List est né le 7 octobre 1903, fils d’une famille de négociants en café de Hambourg. Il prend ses premières photographies au milieu des années 1920, à l’occasion de voyages en Amérique du Sud et en Amérique centrale. Il fait par la suite plusieurs voyages en France, en Angleterre et en Grèce. Son amitié avec Andreas Feininger, membre du Bauhaus1, est probablement marquante dans le développement de son intérêt pour la photographie. Mais c’est à Paris qu’il rencontre Jean Cocteau et des représentants du surréalisme et réalise sa toute première exposition, qui attire l’attention des connaisseurs.

Après s’être brièvement intéressé à la photographie de mode, Herbert List part pour la Grèce, fasciné par la mythologie et l’idéal de beauté masculine de l’Antiquité, dont les photos des sections « Éros » et « Ruines et fragments » de l’exposition sont le témoignage. Il y reste jusqu’à l’invasion nazie en 1941, moment où il est forcé, par un ordre des autorités militaires allemandes, de rentrer en Allemagne. Il se rend alors à Munich où il reste pendant toute la durée de la guerre – ainsi que le mentionnent, à tout le moins, presque tous les textes officiels – et où il rencontre Max Scheler, son « fils spirituel ». Toujours selon le texte de présentation, il gagne sa vie pendant la guerre grâce à de petites commandes que lui obtiennent des « amis influents, restés fidèles ». En 1945, List devient reporter pour le compte des autorités d’occupation américaines. Il travaille pour le magazine DU, de même que Heute dont il sera également l’éditeur, dans les pages desquels il publie ses séries de portraits de célébrités, une pratique très à la mode après la guerre. En 1953 sort finalement son livre Lumières sur l’Hellade et, en 1960, il abandonne la photographie. À partir de ce moment, il collectionne les œuvres graphiques italiennes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Il meurt à Munich en 1975.

Il faut noter le silence observé sur la façon dont l’artiste vécut pendant la guerre. Ce silence fait d’autant problème que les questions qu’il suscite sont éclipsées par la charge de sympathie que ces textes réussissent à provoquer tant pour l’artiste que pour l’homme.

La période du nazisme et de la guerre
Dans le texte du communiqué, on évoque, sous le couvert de « raisons personnelles », le mode de vie d’Herbert List, ses propos sur la situation politique, ses amitiés homosexuelles et son ascendance en partie juive qui l’auraient rendu suspect aux yeux du régime nazi ; pourtant, rien n’est dit sur la période de la guerre et sur son enrôlement dans la Wehrmacht en Norvège, en qualité de chef de la section cartographique, en 1944-1945. Qu’est-ce qui justifie ainsi ce silence embarrassant, ce blanc2, sur sa vie entre 1941 et 1945 ?

Sous le beau titre Herbert List – Flâneur romantique, on nous décrit un esprit rebelle s’opposant à son destin de négociant en café, ce qui reflète l’esprit même de l’époque de la République de Weimar, ce paradis où il n’y avait pas de censure, où les jeunes Allemands jouissaient d’une liberté, sexuelle notamment, extraordinaire ; un paradis dont la plupart des intellectuels anglais rêvaient parce qu’il était si opposé au climat de l’Angleterre, où l’Ulysse de Joyce était interdit et où la police avait censuré l’exposition de D.H. Lawrence à la Warren Gallery3. Cette image de liberté ne convient manifestement plus durant le régime nazi et durant la guerre, alors que la survie même d’un homosexuel juif devient problématique et qu’une opposition rebelle et romantique est insuffisante.

Jetons un coup d’œil sur ce qu’a signifié cette période pour la photographie allemande. Elle y a perdu beaucoup d’artistes, car la plupart des grandes figures des années vingt ont quitté le pays ou ont essayé de le faire dans les mois qui suivirent l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, le 30 janvier 1933. Erich Salomon rattrapé par les nazis meurt à Auschwitz en 1944 ; d’autres, comme Raoul Haussmann, John Heartfield, Tim Gidal, Jan Tschichold, Lucia Moholy, Laszlo Moholy-Nagy, Felix H. Man, Martin Munkasci, Cami et Sasha Stone, Hans Finsler ou Helmar Lerski, s’échappent. Parmi ceux qui sont restés, certains ont été destitués de leurs postes comme Max Buchartz ou Willi Baumeister, d’autres ont été empêchés de travailler telles Alice Lex-Nerlinger, ou Yva, qui disparaîtra finalement dans un camp au début des années quarante. D’autres enfin ont cherché à s’accommoder du nouveau régime, en croyant à la réalisation du socialisme populiste, avant d’abandonner le pays à leur tour, à l’exemple d’Herbert Bayer, qui a mis en œuvre plusieurs catalogues de grandes expositions nazies avant de partir pour les États-Unis en 1938.

La position du national-socialisme sur le modernisme artistique était elle-même contradictoire : autant les représentants de l’avant-garde se trouvaient poussés à l’exil, au silence ou au reniement, autant leur apport, bien qu’officiellement condamné, était partiellement récupéré pour les besoins de la propagande4. Car le nouveau régime reconnut très rapidement l’importance, pour la propagation de sa doctrine, du média photographique. Josef Goebbels (1897-1945), futur ministre de l’Éducation et idéologue en chef du régime, établit très tôt des contacts avec le monde professionnel de la photographie et, dès la création de son ministère, il y centralisa tout ce qui la concernait. Rien ne fut oublié ; tout fut organisé : du professionnel au photographe du dimanche, quiconque possédait un appareil devait participer à l’« œuvre nationale ». Par des mesures, contraignantes pour quelques-uns et avantageuses pour d’autres, comme la loi sur la presse du 4 octobre 1933, et par l’organisation la même année d’une nouvelle Union nationale des photographes amateurs allemands (Reichsverband Deutscher Amateurphotographen, RDAF), le régime s’assurait le contrôle absolu sur la photographie et la presse. La nouvelle loi obligeait les rédacteurs à servir le régime national-socialiste et à prouver la pureté de leur origine aryenne avant de pouvoir exercer. En même temps, cette loi reconnaissait pour la première fois au photoreporter le statut de journaliste. Si les photographes devaient fournir aux archives centrales un double de chaque image prise et participer à des réunions régulières organisées par le ministère de la Propagande, les photographes amateurs, eux non plus, n’étaient pas oubliés par le régime : dès 1936, l’organisation des loisirs Kraft durch Freude s’efforça d’encadrer non seulement « les amateurs d’élite », mais aussi les photographes du dimanche5.

La part d’ombre
Quels sont les facteurs qui ont pu permettre à Herbert List d’échapper à la machinerie nazie ? Est-ce la protection de son oncle, général de la Wehrmacht, réactionnaire et adversaire de l’esprit de la République de Weimar, auquel fait allusion Stephen Spender dans son roman ? Ou est-ce l’entremise d’amis influents lui étant restés fidèles durant la guerre, comme le mentionne le texte du communiqué, sans dévoiler leurs noms ? Ou serait-ce enfin en raison de sa propre participation au régime ?

Étant donné le silence entretenu sur cette période et ayant à l’esprit les mots de Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? : « Ce n’est ni notre faute ni notre mérite si nous avons vécu en un temps où la torture était un fait quotidien6 », on se demande pourquoi les responsables de l’exposition ne laissent pas simplement le public admirer les photographies d’Herbert List sans nécessairement chercher à susciter de la sympathie pour l’homme. Ou serait-il suggéré que son homosexualité, révélée rétrospectivement, de même que ses origines juives soient suffisantes pour justifier l’oblitération de la part d’ombre de cette période de sa vie ? De même, des phrases telles « des amis devenus des célébrités » sont tendancieuses, en ce qu’elles altèrent la réalité. Les artistes photographiés par List étaient souvent célèbres avant qu’ils ne deviennent ses amis, ce que démontre clairement la photo de Marino Marini sous-titrée « Italiens grosser lebender Bildhauer » (le plus grand sculpteur italien vivant), reproduite en page couverture d’un exemplaire du magazine Heute qu’on retrouve dans la dernière section de l’exposition. Photographier les artistes consacrés dans le cadre de leur atelier était de fait une pratique très à la mode dans les années d’après-guerre.

Les cinq sections de l’exposition, « Fotografia metafisica », « Éros », « Ruines et fragments », « Portraits » et « Instants », offrent des moments de grande jouissance esthétique. Cette exposition soulève cependant un ensemble de questions qui proviennent moins des photographies que du discours qui les accompagne. Nous ne pouvons répondre à toutes ces questions. Toutefois, le parti pris de donner au public une image d’Herbert List toute en lumière, en retenant sa part d’ombre, risque de transformer l’entreprise en son contraire : nier l’homme et l’artiste. Toute lumière génère de l’ombre et c’est justement leur jeu qui donne la mesure entière des choses. En est-il une meilleure preuve que les photos mêmes de l’artiste ? Wolfgang Hildesheimer disait de List : « List ein Man der Betrachtung, kein Man der Aktion – elitaer sagen die einen, parasitaer sagen die anderen » (List est un homme d’observation, non d’action. Il est éminent, pour les uns, et parasite, pour les autres). Ce ne sont pas les mots que nous retiendrons ici comme importants, mais la dualité de l’image : la lumière et l’ombre sont les deux visages de la même personne.

1 École d’architecture et d’art fondée 1919 à Weimar par W. Gropius, elle comprenait des artistes comme P. Klee et W. Kandinsky. Elle fut fermée par les nazis en 1932. Ses partis pris pour l’abstraction géométrique, le fonctionnalisme et le rationalisme ont beaucoup influencé l’art contemporain.

2 Les mots de l’écrivain anglais Stephen Spender, auteur du roman autobiographique Le Temple, qui connut List à l’occasion de ses vacances à Hambourg pendant l’été de 1929, sont aussi exemplaires en ce sens. Son roman raconte : « À Hambourg, je devins l’ami de Herbert List, qui est le « modèle » sur lequel j’ai construit le personnage de Joachim Lenz. List, alors, était un jeune négociant en café. Il devint plus tard un photographe célèbre. Entre 1929 et le début des années cinquante, je ne le revis pas. » (c’est nous qui soulignons).

3 Stephen Spender, Journaux, 1939-1983, Actes Sud, 1990.

4 Olivier Lugon, La Photographie en Allemagne, Anthologie de textes (1919-1939), Éditions Jacqueline Chambon, 1997.

5 Olivier Lugon, op. cit., p. 405-430.

6 Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Mille et une nuits, septembre 2000.

Adriana Kolar est née en Roumanie en 1967. Elle a étudié l’histoire et la philosophie en Roumanie et en Autriche. À partir de 1992, elle s’établit à Vienne où elle fait des études de doctorat en histoire, littérature et langue française à l’Université de Vienne. Elle séjourne actuellement à Montréal pour effectuer une étude comparative sur la construction du discours historique au Québec et en Roumanie.