Hill Top Café ou le silence de l’Amérique – Guylaine Fortin

[Été 1990]


par Guylaine Fortin

Pour comprendre le monde, il faut parfois s’en détacher, le regarder quelque temps à distance. Partir à la recherche de n’importe quoi (l’introuvable?), quitter quelqu’un, ou pire encore, ne rien quitter du tout. C’est là, souvent, l’impératif des départs.

Une fois en route, le trajet à parcourir produit son effet et le niveau de stress diminue en proportion égale au chemin parcouru. De Montréal au Texas, la temporalité du voyage couvre réellement l’étendue du trajet.

Le désert, par son immensité, élimine dare-dare les œillères qui se sont fixées au fil des ans aux tempes des lourdes têtes humaines. En m’arrêtant au Hill Top Café, je me perds au milieu de nulle part et je réponds à un réflexe. Je fixe un grain de sable à l’horizon. Vus de loin, quatre cent mille millards de grains de sable ressemblent à tous les grains de sable de la terre. Mais à les regarder de plus près, on y trouve, comme chez les hommes, des différences intéressantes. Tous deux se donnent originellement dans leur ressemblance ; pourtant, ils sont aussi différents l’un de l’autre que les hommes entre eux, et pire encore, que l’homme et la bête (en lui). Cette similitude des grains et des humains participe à toute la grandeur de ce lieu nommé désert. L’immensité de son étendue, ses limites physiques (et relatives), les villes qui le bordent, les petits bleds qu’il abrite sont autant d’attributs qui en font un être-lieu défini, unique et irremplaçable, malgré son apparente ressemblance à d’autres lieux.

Parfois, prise de vertige devant tant d’espace autour de moi, je m’applique à considérer le calme tranquille du lieu. Je m’intègre à ces montagnes arides et sèches, à cette autoroute déserte au loin et à ces rares pousses d’arbrisseaux qui pourraient, ailleurs, aspirer à grandir, mais qui sont, en cette région désertique, condamnés à cet état précaire et cassant de débutants.

On ne
se perd pas
dans le désert,
on se laisse gagner
par les bienfaits
de l’espace
et du temps.

Quand je ne les dérange pas impudemment, j’entretiens d’excellents rapports avec les fourmis du désert. Avec mon gros orteil, je leur construis de gigantesques autoroutes bordées de stations d’essence. Pour elles, je creuse aussi des trottoirs puis bientôt des villes et des cités-dortoirs. Des villes grouillantes d’activité, où tout le monde pullule dans une chaîne productive. Chaque fois que j’ajoute un tronçon de route ou que je modifie une courbe, c’est à l’énormité du monde que je porte atteinte. C’est la bêtise humaine qui me touche, et pire encore, ma propre bêtise.

Ces grandes cités modernes et fourmillantes ne font que creuser davantage, chaque jour, la grossièreté de l’aliénation populaire. À coups de toxicité et d’absurdité, on s’y auto-détruit, on s’y bagarre autour d’un pauvre dollar. Certaines espèces à part luttent, telles des missionnaires, ou aspirent à une quelconque spiritualité urbaine, qui dans des lignes de cocaïne et des litres d’alcool, qui dans des feuilles de thé et une boule de cristal, qui d’autre encore chez un psychanalyste de fortune.

Dans cet univers désagrégé, qui n’a pas cherché l’apaisement par de quelconques paradis artificiels ? Une fois ma propre désagrégation amorcée, j’ai vite éprouvé une fureur sereine à participer au pourrissement collectif. Je dois à présent reconnaître que mon corps possède différents pouvoirs sur moi, qu’il mène une sorte de vie parallèle et que de temps en temps, il en a assez de la mienne. Aujourd’hui, je n’espère plus que de ma seule disponibilité, que de cette soif d’errer à la rencontre de… l’irrencontrable. Je souhaite qu’une communication s’établisse parmi les espèces disponibles, comme si toutes étaient appelées à se réunir soudain dans une même fourmilière.

Il vient toujours un temps où l’on a trop vu ou pensé la même chose, où l’on ne discerne plus le réel de l’imaginaire. De même, il faut parfois longtemps avant que ne s’épuise un sujet, un lieu. Pour avoir de l’éloquence, tout point de vue doit subir un certain renouvellement. Les montagnes, les Cours d’eau, le ciel, le désert, apparaissent comme autant de merveilles dont on découvre l’aridité ou la splendeur, à force de s’y intéresser.

Alors on se rend disponible à la grandeur invraisemblable de cet espace gorgé de chaleur. On s’accorde le privilège de l’incommunicabilité. On peut tendre à un état contemplatif absolu et à une impression d’exil profond. On ne se perd pas dans le désert, on se laisse gagner par les bienfaits de l’espace et du temps. Exilée de ma patrie, je laisse délibérément mes idées fermenter au soleil et j’en arrive à me dégager complètement du tumultueux tourbillon du monde.

L’école du désert existe et enseigne l’existence. Tel un bon maître à ses naïfs élèves, le désert, avec son silence, sa grandeur et son calme, enseigne à se taire, à voir, à entendre et à comprendre. Il émeut et étonne par sa rustique simplicité.

À cause de lui, je sais que jamais plus je ne m’éloignerai davantage de moi ni de rien. Il me fallait me mettre à nue, me dégager du tourbillon urbain et faire le vide pour aérer le tout. Tout ici me laisse intacte, je n’abandonne rien de moi-même, je ne dissimule rien. Dorénavant, rien au monde ne me dérangera plus que cette énigme qui me compose, qui me différencie des autres et qui m’en sépare. Assise en plein désert donc, je tâte le pouls de l’univers et je cherche un dénominateur commun dans le malaise des gens. Le désert, vu de l’extérieur, n’a probablement rien de transcendant ; notre aventure collective non plus.

Nous devons tous un jour déposer nos œillères afin de mieux constater l’état de la chose et d’expérimenter l’imprévisible. Et après un certain temps, même l’imprévisible devient trop familier, il nous faut encore découvrir autre chose. Le silence tombe vite, inadmissible ailleurs que sur les cartes postales ; comme quoi l’humain demeure lui aussi un éternel débutant.