Jin-Me Yoon, Touring Home From Away – Shauna McCabe, Fissures

[Automne 2001]

Créée lors d’une résidence au Confederation Art Centre, à l’Île-du-Prince-Édouard, Touring Home From Away explore les relations existant entre l’identité et le lieu.

Jin-me Yoon se photographie elle-même, de même que des membres de sa famille et plusieurs résidents de l’île, dans des lieux touristiques, en cherchant à créer des images du paysage qui soulignent le caractère construit et naturalisé des identités.

par Shauna McCabe

Home, it’s where I want to be
but I guess I’m already there

[ je voudrais tant être chez moi
mais il faut croire que j’ y suis déjà ]
— Talking Heads

L’idée de pays natal invite à se souvenir, ou du moins à essayer de se souvenir d’où l’on vient, de ces endroits qu’on choisit d’appeler son chez-soi. La substance de ces lieux d’origine est toujours incertaine et se situe toujours sur un seuil, suspendue entre la perte et la revendication. Imaginer un paysage en tant que lieu d’appartenance est un processus qui survient dans l’enchevêtrement du site et du symbole, là où se construisent les liens ténus tissés par le lieu et l’identité, entre des forces concrètes et mythiques, locales et mondiales, privées et politiques. Dans un contexte de mouvance culturelle et de nomadisme généralisés au sein d’un espace « véritablement mondialisé de connexions et de dissolutions culturelles1 », le pays natal devrait, au mieux, être considéré comme un point provisoire et imaginaire dont l’essence serait à la fois poétique et politique. Dans la construction de l’idée de pays natal, l’identité et la mémoire sont souvent situées « à l’extérieur » au lieu de provenir de l’intérieur. Ainsi, une série de paysages, d’objets et d’images sont mis à contribution pour réaliser une sorte d’initiation à la patrie et au patrimoine, et pour refléter un sentiment d’appartenance, d’identité et de mémoire.

L’Île-du-Prince-Édouard, située sur la côte est du Canada, fait partie de ces endroits ; c’est un « espace créé dans lequel nous adoptons et jouons des rôles et recréons des rapports qui relèvent à la fois de l’appartenance et du fait d’être étranger2 ». À l’Île-du-Prince-Édouard, où l’industrie touristique fait désormais concurrence à l’agriculture pour le statut de principale industrie de la province, toute une gamme de métaphores et de mythes fondés sur le paysage a été élaborée dans le but de susciter un fort sentiment de « chez-soi » connotant la rusticité, la tradition, l’authenticité, la tranquillité, la simplicité pastorale et le pittoresque. Dans la vision nostalgique des visiteurs et des agences de voyage, l’« île » est fortement identifiée à des images bien précises d’un paysage hautement spectaculaire. Des images telles que la mer, la campagne, les routes d’argile rouge, les plages sablonneuses, les villages de pêcheurs, les phares et la « maison aux pignons verts », résidence du personnage fictif du roman de Lucy Maud Montgomery, Anne… La maison aux pignons verts, sont des représentations touristiques fortement commercialisées. Ces éléments du paysage sont présentés comme une iconographie de vestiges : le monde a beau s’être modernisé et homogénéisé, une culture immuable et un patrimoine distinctif persistent sur cette île isolée. Ces fragments de paysage servent ici d’indicateurs et fonctionnent comme des métaphores et des allégories du pays natal, de la tradition et de l’appartenance.

Dans Touring Home From Away (1999), aborde les liens complexes qui existent entre l’identité et le lieu. En concevant une trame narrative à valeur symbolique, elle interroge le « nous » généré par cette narration et révèle ainsi certaines tensions inscrites dans le paysage social. La relation entre la construction socio-historique de l’identité et la spécificité de la subjectivité personnelle est un thème récurrent dans son travail, qu’on pense à Souvenirs of the Self (1991-1996), A Group of Sixty-Seven (1996) et Imagining Communities (bojagi) (1996). À partir de sa position d’artiste, femme d’origine coréenne ayant grandi sur la Côte ouest du Canada et visiteuse de « l’étranger », elle interroge les rapports existant entre, d’une part, le soi et la subjectivité et, d’autre part, les représentations culturelles dominantes de l’histoire et du lieu ainsi que les définitions de l’espace culturel de l’île.

Travaillant à partir de ce croisement indistinct de rôles, Yoon expose de façon nuancée les perceptions dominantes du paysage ainsi que des rapports différents aux lieux et aux histoires populaires de l’île. Sa réponse à la prédominance de la culture et de l’économie touristiques dans la région ainsi qu’à leurs effets est irréductiblement personnelle. Dans Touring Home From Away, les figures de l’artiste, des membres de sa famille et de plusieurs résidents de l’île sont ancrées dans des lieux empreints de significations, reconnaissables et « condensées », afin de produire des images du paysage qui soulignent le caractère construit et naturalisé des identités présumées. En observant attentivement, on voit se fissurer la surface mince et en apparence lisse de leur vernis d’authenticité et apparaître la précarité de l’image et des politiques culturelles qui sous-tendent la commercialisation du lieu en tant que pays natal. Touring Home From Away fait ressortir le fait que bien que les images et les histoires de l’île commercialisées dans le but de promouvoir un sentiment d’appartenance intègrent certaines identités et histoires, elles excluent et répriment celles qui se situent dans les marges de la culture.

Les images photographiques qui composent Touring Home From Away ont été créées à l’été 1998, alors que l’artiste était en résidence au Confederation Centre Art Gallery & Museum à Charlottetown, Île-du-Prince-Édouard. Les transparents cibachrome richement colorés et éclairés par derrière figurant dans la série de neuf boîtes lumineuses attestent d’une fusion du médium et du contenu. Fréquemment utilisées par Yoon dans ses propositions photographiques conceptuelles, ces boîtes lumineuses sont typiques de « l’esthétique touristique » et leur imagerie emprunte au langage vernaculaire du tourisme local. Les images de Yoon font appel à cette même combinaison de « mythes ancestraux, de mémoires historiques » et de « frontières de la différence3 » qui est au cœur du portrait imaginaire qu’on se fait de l’Île-du-Prince-Édouard et qui est amplifiée au maximum par l’économie touristique.

Dans l’interaction dialogique des images à deux faces ainsi que des figures et des paysages, une certaine trame narrative émerge. Ainsi, Yoon entremêle des histoires personnelles et des éléments d’histoire sociale afin de révéler certaines ruptures dans les couches d’accrétion culturelle. Dans la première boîte lumineuse, par exemple, l’image que l’on voit d’abord est celle de l’artiste, flanquée de John Joe Sark, Keptin (grand chef) du Grand Conseil micmac du district d’Epekwitk et défenseur des droits de la communauté autochtone de l’île. Sur l’autre face, le paysage que l’on aperçoit est le terrain de golf de réputation internationale The Links, à Crowbush Cove. Cette pièce met en évidence un aspect de l’histoire des Micmacs de la région généralement passé sous silence par la publicité, qui ne présente l’endroit que comme un lieu à vocation récréative et un terrain de golf. Yoon, femme d’origine coréenne n’ayant aucun lien héréditaire avec l’Île-du-Prince-Édouard, s’interroge du même coup sur son identité en relation avec ce paysage et soulève certaines questions relatives aux rapports imaginaires et concrets d’une résistance historique.

L’utilisation que fait Yoon d’une série de lieux à forte connotation symbolique met en évidence le rôle polysémique que jouent ces éléments de paysage. Les attraits traditionnels de l’île (églises blanches en bois, champs de pommes de terre, fermes, phares et maisons à pignons) existent au sein d’une culture plus vaste de consommation, caractérisée par une succession de chaînes commerciales, de petits magasins, de parcs d’attractions à la Disney et par la prédominance de l’industrie des produits dérivés liés à la série télévisée Anne… La maison aux pignons verts. Dans l’Île-du-Prince-Édouard, certains symboles omniprésents tels que Anne, personnage à l’épaisse chevelure rousse, sont devenus des métaphores de l’appartenance, ainsi que des références à l’aune desquelles toute autre référence est évaluée et dont elle semble une image rémanente.

Les relations entre les images de Touring Home From Away révèlent la fonction idéologique des significations et des mythes attribués aux paysages. La composition frontale et sérielle de l’installation suscite des interrogations sur la représentation populaire de l’Île-du-Prince-Édouard en tant que lieu originel auquel on a tous un jour appartenu et auquel on peut appartenir encore. La juxtaposition de relations divergentes entre les figures, les lieux et les symboles vient confronter les présomptions d’appartenance et de non-appartenance et le caractère construit de ce paysage comme possible terre d’accueil pour la diaspora. En remettant en question la proposition selon laquelle le chez-soi est ici, sur cette terre, en ce lieu, l’œuvre suggère que tout n’est peut-être pas aussi accueillant que le montre la promotion touristique de ces paysages.

L’accumulation, dans l’œuvre, d’individus consciemment représentés en relation avec les diverses strates culturelles de l’île vient contester le réalisme d’une mise en image de lieux naturalisés comme sites de mémoire, de tradition et d’appartenance. On constate dans l’œuvre un entrechoquement de sens témoignant d’un refus d’une appartenance à un « nous » illusoire construit à partir de ces paysages. Mes cheveux roux sont-ils un signe d’appartenance, alors que je viens tout autant d’« ailleurs » que Yoon ? Et quelle est la position du fils de l’artiste, enfant d’ascendance coréenne né au Canada, face à l’histoire évoquée par le War Memorial de Charlottetown ? Les significations latentes qui font surface lorsqu’on place ainsi des individus en rapport avec un lieu donné soulignent le fait que les significations publiques du lieu et de l’histoire sont constamment générées à l’échelle du soi et de l’individu. Car c’est là que les tensions entre la représentation, la mémoire et le sentiment d’identité sont vécues et exprimées.

Il est clair que lorsque nous faisons appel à notre mémoire ainsi qu’à notre identité et que nous affirmons notre existence, nous nous réclamons du pays natal tout autant qu’il se réclame de nous. Comme le fait remarquer Nigel Thrift, « les lieux constituent un réservoir de sens auquel les gens peuvent puiser pour raconter des histoires et, ce faisant, se définir. Ainsi, le lieu et l’identité sont inexorablement liés4 ». En dernière analyse, le travail de Jin-me Yoon porte sur les processus, fort complexes, de l’identité et de la mémoire, et du devenir. Dans Touring Home From Away, les identités et les histoires ne sont pas figées, mais construites et mouvantes ; elles ouvrent ainsi un espace à la formation de significations et d’identités nouvelles. Ces images ne se bornent pas à critiquer la représentation ; elles contribuent aussi à refaçonner et à refaire les représentations populaires et créent ainsi des conditions permettant d’accroître la visibilité de sujets sociaux marginalisés. Grâce aux fissures qui apparaissent dans le vernis des représentations construites, un espace s’ouvre. Comment nous réagissons à la signification du paysage dépend de notre expérience et de notre mémoire. Par conséquent, les images de Touring Home From Away se déploient dans de très étroites limites, dosant avec précaution le privé et le public, l’humour et la subversion, la description et la critique, la fiction et la réalité.

1 James Clifford, The Predicament of Culture: Twentieth Century Ethnography, Literature, and Art, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1988, p. 4.

2 Angelika Bammer, « The question of “home”: editorial », New Formations, no 17, été 1992, p. ix.

3 Anthony D. Smith, The Ethnic Origin of Nations, Oxford, Basil Blackwell, 1986, p. 15.

4 Nigel Thrift, « “Us” and “them”: Re-imagining places, re-imagining identities », dans Consumption and Everyday Life, sous la dir. de Hugh Mackay, Londres, Sage, 1997, p. 160.

Poète, conservatrice et essayiste, Shauna McCabe vit à Charlottetown, à l’Île-du-Prince-Édouard. L’esthétique du paysage pensée à des fins critiques fut le sujet du doctorat qu’elle a obtenu de l’Université de la Colombie-Britannique, en 2001. Présentement conservatrice pour le volet art contemporain à la Confederation Centre Art Gallery, elle a mis sur pied plusieurs expositions, dont The Narrative Landscapes of A.L. Morrison, Representing Islandness: Images of Myth and Memory et Telling Stories.