Jocelyn Philibert, Arbres – Franck Michel, Les profondeurs du paysage

[Printemps-été 2017]

Par Franck Michel

La relation au paysage
est toujours une affectivité
à l’oeuvre avant d’être
un regard.

David Le Breton, Marcher (Éloge des chemins et de la lenteur)

Depuis plus de dix ans, Jocelyn Philibert photographie des arbres, la nuit. Cet engouement commença un été sur le bord du fleuve à Saint-Jean-Port-Joli. Venant d’acquérir un petit appareil numérique, il décide, la nuit venue, de sortir explorer les environs de son chalet en photographiant tout autour de lui. Il sera particulièrement fasciné par le rendu photographique d’un saule et par la simplicité d’utilisation du numérique. Surtout connu pour son travail de sculpteur, Philibert s’adonnera dès lors à développer une démarche principalement photographique autour de paysages nocturnes dominés par la figure de l’arbre. Il y consacrera plusieurs séries : Des arbres dans la nuit (2006), Sites (2007), Capter tout (2008), Panoramas (2009), Transparence (2010), Illumination (2012) et Intrusion (2014).

Symbole sacré et religieux aux sens multiples, métaphore de la vie, de la sagesse, de la puissance vitale et de la longévité et, plus récemment, emblème des luttes écologiques, l’arbre est un pilier de notre univers. Parfois romantique, parfois mystique, parfois politique, parfois formelle, la figure de l’arbre traverse l’histoire de l’art. À l’instar des peintres et des sculpteurs, de nombreux photographes lui ont consacré des corpus entiers : Eugène Atget, Harry Callahan, Lee Friedlander, Edward Weston, Arnaud Class, et bien d’autres. Pleinement conscient de cette longue tradition dont il a étudié les grands maîtres, Philibert développe au fil des ans une démarche patiente et minutieuse, loin des poncifs, qui implique plusieurs temporalités et étapes d’un travail attentif.

Le jour, Philibert arpente la campagne québécoise, principalement la Côte-du-Sud (Chaudière-Appalaches) à pied, à vélo ou en voiture à la recherche de lieux propices à la photographie nocturne. Il ne recherche ni le spectaculaire ni le pittoresque. Il affectionne les sites banals, les espèces d’arbres communes, les broussailles, les lieux oubliés du regard. Chemins et routes, bien que rarement représentés dans ses images, sont toujours omniprésents et deviennent la condition indispensable à la réalisation future de l’image. Ce sont par eux qu’il peut facilement découvrir le paysage diurne et y retourner photographier de nuit. La phase de repérages, élément clé de la démarche de l’artiste, demande donc de multiples traversées plus ou moins longues du paysage. Cette spatialite vécue conjugue les voies utilisées, le corps du marcheur ou du cycliste en action et l’environnement qui l’entoure, tout autant que les dimensions affectives éveillées par le cheminement1. Lors des déplacements nocturnes de l’artiste, cette spatialité sera modifiée par la présence de la nuit et la transformation des sens qu’elle procure.

De retour de nuit sur les lieux repérés à la lumière du jour, Philibert se retrouve seul, hors du temps, immergé dans le paysage nocturne à la fois doux et angoissant, entouré par le seul bruissement des feuilles et parfois le murmure d’une rivière ou le ressac du fleuve. Dans son très beau livre sur la marche, David Le Breton décrit magnifiquement cette expérience de la nuit : « Elle procure ce sentiment de n’être qu’une infime créature sous l’infini du ciel et des étoiles, on se sent porté par cette puissance qui amène à se sentir encore plus vivant, non plus tributaire d’une vie personnelle, mais immergé dans un océan de formes dont on n’est qu’une respiration dérisoire et émue2. » Profitant de ce moment privilégié avec soi et avec la nature qui l’enveloppe, Philibert photographie presque frénétiquement le site, accumulant de nombreuses images qui seront plus tard agencées pour n’en former qu’une. Plongé dans l’obscurité, il ne peut choisir le cadre des prises de vue. Il photographie le plus souvent au jugé, laissant une large place au hasard et à l’aléatoire. Seuls les éclairs du flash viennent éclairer le paysage fragment par fragment, mettant en valeur certaines parties alors que d’autres demeurent dans la pénombre.

De retour en atelier, Philibert entame le lent et minutieux travail d’agencement des images. Il procède par petites touches, utilisant des fragments d’images pour reconstruire une vue d’ensemble du site. Cette méthode confère à l’image composite finale une sensation d’hyperréalisme et un aspect de tridimensionnalité. Le rendu final, parfaitement lissé, ne laisse aucune trace du montage. Le paysage ainsi recomposé oscille entre la création d’un paysage imaginaire et la captation du réel. Philibert a-t-il reproduit à l’identique le lieu original tel qu’il l’a vu ou qu’il a cru le voir, a-t-il ajouté des éléments ou déformé le réel ? Cela n’a guère d’importance au bout du compte. Présentées comme des décors d’une histoire à inventer, ces photographies composites convient chacun de nous à imaginer son propre récit ou simplement à adopter une attitude contemplative et se laisser envoûter par la force des arbres.

Jusqu’à récemment, les paysages de Philibert étaient constitués essentiellement d’éléments naturels dominés par la présence des arbres. Après avoir consacré une série à des lieux photographiés aux abords de viaducs (Transparence, 2010), il introduit dans le cadre de l’image des éléments construits par l’homme, pour la plupart issus de l’architecture vernaculaire : cabane, vieille maison, muret de pierres, chemin, etc. (Intrusion, 2014). Ces éléments, témoins d’une activité humaine, viennent renforcer l’atmosphère à la fois féérique et inquiétante produite par l’étrange lumière et le caractère théâtral qui habitent chaque image. À cela s’ajoute, sous l’effet du flash et de la précision exacerbée des détails, l’empreinte d’un certain mysticisme qui ne va pas sans évoquer l’esprit contemplatif des écrits sur la nature du philosophe transcendentaliste Henri David Thoreau3.

Un paysage fait appel à tous nos sens, possède une mémoire et se compose de multiples strates. Comme l’observe David Le Breton, « […] un paysage est une superposition d’écrans ou plutôt de profondeurs, à la fois visuelles, sonores, tactiles et olfactives, chaque sens se mêlant aux autres4 ». Le grand mérite des photographies de Philibert, souvent de très grands formats, c’est de nous inviter à entrer dans cette profondeur, à « ressentir » le paysage et à nous en faire découvrir de nouvelles perceptions. Sans afficher clairement un propos écologique, par leur sensibilité et leur force évocatrice, elles nous rappellent également la fragilité du monde végétal.

1 Je fais référence ici au concept d’hodologie. « Il provient du grec hodos, qui signifie route ou voyage. L’hodologie est donc la science ou l’étude des routes ». John Brinckerhoff Jackson cité par Gilles A. Tiberghien, « Hodologique », Les carnets du paysage, no 11 (octobre 2004), p. 7. À l’origine, le concept d’hodologie « vient du philosophe Kurt Lewin qui l’avait entre autres utilisé pour décrire la structure de l’espace vécu l’associant à des concepts tels que “buts”, “route préférentielle”, “obstacle” ». Ibid., p. 8. Voir aussi les Carnets du paysage, no 30 (septembre 2016), livraison entièrement consacrée à John Brinckerhoff Jackson.
2 David Le Breton, Marcher (Éloge des chemins et de la lenteur), Paris, Édition Métaillé, 2012, p. 53.
3 On pense ici entre autres aux écrits Les Forêts du Maine, Marcher et le célèbre Walden ou la vie dans les bois.
4 David Le Breton, op. cit., p. 71. Voir aussi au sujet du paysage comme expérience et comme espace sensoriel : Jean-Marc Besse, « Le paysage, espace sensible, espace public », Meta: research in hermeneutics, phenomenology, and practical philosophy, vol. II, no 2 (2010), p. 267, www.metajournal.org.

 
Franck Michel oeuvre depuis plus de vingt-cinq ans dans le milieu des arts visuels. Il a réalisé plus d’une quinzaine de commissariats d’exposition et dirigé plusieurs publications, majoritairement autour de la représentation du paysage dans la photographie contemporaine. Il a notamment assuré le commissariat des éditions de 2016 et de 2017 de La Rencontre Photographique du Kamouraska. En 2015, il a obtenu une bourse de recherche à titre de commissaire du Conseil des arts du Canada pour réaliser une recherche sur le paysage comme espace sensoriel.

Depuis près de 25 ans, Jocelyn Philibert a présenté son travail dans le cadre de plusieurs expositions individuelles, dans les lieux suivants : La Chambre blanche (Québec, 1991), Galerie Clark (Montréal, 1996), Circa (Montréal, 2000), VU Photo (Québec, 2006), Galerie Verticale (Laval, 2008), Pikto Art Gallery (Toronto 2011) et Centre d’exposition de Rouyn-Noranda (2012). Il a également pris part à de nombreuses expositions de groupe. Ses oeuvres font partie des collections du Conseil des arts du Canada et du Musée national des beaux-arts de Québec. Il vit et travaille à Montréal. jocelynphilibert.com

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