John Max – Serge Allaire

[Automne 1997]

Galerie Vox, du 20 mars au 20 avril 1997

«Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera entrer  la métaphysique dans les esprits.»
– A. Artaud, Le Théâtre et son double1.

«Quelque chose suit son cours.» – S. Beckett, Fin de partie2.

L’hiver dernier, John Max présentait à la galerie Vox un ensemble d’images tirées de projets antérieurs, dont Open Passeport et On the Wings of a Mosquito, réalisés entre les années soixante et les années quatre-vingt. À l’exception d’une série de douze portraits repris litté­ralement de l’essai Open Passeport, ce choix d’images apparaît ici dans un nouvel assemblage à l’intérieur duquel Max propose une nouvelle lecture de son œuvre photographique3.

Au mur de la galerie, sur une ou deux rangées — horizontales ou verticales— les images se succèdent, serrées les unes contre les autres, pour former des blocs compacts. Au premier abord, on est frappé par la très grande diversité des scènes, envahi d’une surabondance d’impressions. Aucune logique apparente ne semble réunir ces images dans une séquence narrative comportant un début et une fin. Il s’agit de situations de la vie quotidienne, banales, insignifiantes, de portraits en gros plan, de paysages, de scènes du monde du spectacle — le cirque, les coulisses—, de nus. Celui qui connaît John Max y reconnaîtra l’univers personnel du photographe, les membres de sa famille— mère, femme, enfant— ,ses amis les plus proches. Mais ici, l’absence de titres, de dates, d’indications de lieu, nous laisse au dépourvu face aux images, sans références, sans point d’appui. C’est donc moins à un récit autobiographique et descriptif auquel Max convie le spectateur qu’à une expérience directe et intime de l’image, à une sorte de conversation feutrée au terme de laquelle se découvre une dramaturgie qui cherche à rendre visible, par le détail anodin, l’intimité d’un sujet.

Si, au premier regard, ces images se présentent comme une énigme, un examen plus approfondi nous permet d’y déceler une sorte d’air de famille. John Max a pris parti pour le plan rapproché, le gros plan, refuse la belle image léchée, l’idéalisation du sujet. On dirait même de certaines images qu’elles sont techniquement malhabiles avec leur gros grain qui nous rappelle sans cesse l’espace de la photographie. Le refus de tout artifice dans la mise en scène— les figures sont le plus souvent centrées— oriente immédiatement l’attention sur l’attitude du modèle, sa gestuelle, son regard, quelquefois sur la relation qui s’établit entre deux êtres.

Les individus que photographie Max ne tiennent aucun compte de l’objectif. Ils semblent fermés sur eux-mêmes, tout entier absorbés par la situation, telle cette mère qui surveille son enfant, ou cette autre qui vient tout juste d’allumer la dernière bougie d’un gâteau d’anniversaire et qui évoque en nous celle d’un magicien faisant apparaître quelque objet fabuleux. Ailleurs, ce sera une vieille dame en train de décorer un arbre de Noël, ou cet homme à l’attitude timorée qui, dans les coulisses, baisse pudiquement les yeux devant le regard amusé d’une danseuse de music hall parfaitement à l’aise dans sa nudité. D’autres images, par contre, ont une résonance plus dramatique, comme celle d’un enfant qui tend désespérément les mains vers un plat de nourriture tout juste hors de sa portée.

Si, à certains moments, le photographe se tient à une distance respectable du modèle, se fait l’observateur attentif du regard de l’autre, à d’autres moments, il crée l’événement. Il provoque ce regard, cherche à traverser l’image sociale, à percer l’intimité de ses sujets, à déjouer les mécanismes de défense soigneusement mis en place par l’individu qui se protège du monde. L’objectif est parfois si près du modèle qu’il semble littéralement happer le visage de celui-ci comme si le but du photographe était de prélever la part cachée de l’être pour la ramener à la surface visible.

La série d’images constituées exclusivement de portraits est exemplaire de ce jeu. Comme dans le photomaton, les figures se présentent sur des fonds clairs, mais le cadrage très serré autour des visages produit des images qui les apparentent davantage à la photographie de passeport. Les visages sont réduits à l’état de masques qui expriment tantôt la perplexité, tantôt l’impatience, tantôt le comique. Certains sujets semblent embarrassés par la proximité de l’objectif, sourcillent, pincent les lèvres, ferment les yeux. À l’opposé, certains d’entre eux acceptent de jouer le jeu et fixent du regard l’objectif qui leur fait face. La présence de chacun se joue ainsi dans la manière d’affronter l’objectif ou de n’en tenir aucun compte.

Pourtant, malgré la proximité physique instaurée par le gros plan, le modèle impose une distance. Les regards restent voilés, impénétrables. Tous ces individus semblent plongés dans leur solitude. Leur présence grave, silencieuse, rend vaine toute velléité de recours aux mots pour élucider ce qui est en train de se jouer là. L’effet de proximité physique produit par le gros plan exacerbe l’écart entre l’image prise et la réalité intérieure, insaisissable. C’est ce qui rend à la fois troublantes et fascinantes certaines images de l’exposition.

Néanmoins, ce qui est perçu un moment comme une fermeture sur soi, une résistance, se révèle être l’intensité d’une présence, l’instant même où le modèle ayant perdu sa contenance se donne dans sa fragilité, sa vulnérabilité. La densité d’une présence soutenue par les noirs profonds qui en dramatisent l’effet. Ce noir, dont Henri Michaux a dit qu’il était une boule de cristal d’où il voit sortir la vie4. Ainsi que l’a déjà observé Patrick Rœgiers, «partagé entre le désir de se montrer et celui de rester caché, le sujet échappe et, tout en s’exposant préserve et accentue le mystère de sa présence5

Une seule image fait exception, une des dernières de l’exposition, celle d’un vieillard assis sur son lit d’hôpital. Face à l’imminence de la mort, les masques tombent. C’est, de tous les personnages photographiés, le seul qui vous regarde droit dans les yeux d’un regard limpide et franc. Son calme est néanmoins teintée d’une certaine inquiétude. Si les autres images nous saisissent par leur aspect mystérieux, celle-ci, malgré cette apparente sérénité, nous paraît quasi insoutenable.

Considérées une à une, ces images, prises à l’état de masques, constituent des sortes de hiéroglyphes qui participent de ce nouveau langage concret que revendiquait Artaud dans son Théâtre de la cruauté, un langage nu, dépouillé, fondé essentiellement sur l’intensité physique de la présence de l’acteur. «Une sorte de langage unique entre le geste et la pensée», dit Artaud. «Un langage visuel fait de mouvements, d’attitudes, de gestes qui prolongent leur sens, leur physionomie, leurs assemblages jusqu’aux signes6.» Ensemble, à la manière d’une partition, les images que proposent John Max réinventent pour la photographie, dans l’espace du silence qui est le sien, le Théâtre de la cruauté. À la surface du monde, d’un geste, d’un regard, d’une mimique, il esquisse les états psychiques, les impulsions les plus secrètes de l’esprit. «Une Parole d’avant les mots», comme le dit encore Artaud. Pour l’entendre, il faut s’en approcher.

1 Antonin Artaud, «Le Théâtre de la cruauté», Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. «Idées», 1964, p. 153.2 Samuel Beckett, Fin de partie ; Comédies et actes divers ; Oh les beaux jours suivi de Pas moi, Paris, Minuit, 1969, p. 28.

3 L’exposition comprend soixante tirages de 16 x 20 pouces tirés de Open Passeport, présenté à la Galerie de l’Image, à Ottawa, en octobre 1972 et dix-sept tirages de 20 x 24 pouces tirés du projet On the Wings of a Mosquito, présenté à la galerie Dazibao, à Montréal en février 1984.

4 A. de La Beaumelle, «Fonds noirs, 1937-38», Henri Michaux, catalogue d’exposition, Montréal, Musée d’art contemporain, 1978, p. 35.

5 Patrick Roegiers, Le rêve du naufrage, Paris, Chêne, 1985, p. 89.

6 Artaud, «Sur le théatre balinais», op. cit., p. 138.