JR, The Wrinkles of the City – John K. Grande, La photographie selon JR : construire des passerelles par l’image

[Hiver 2012]

par John K. Grande

L’objectif de JR regarde la réalité en face. Ces visages qui nous interpellent, dans leur environnement quotidien des pays industrialisés ou du tiers-monde, provoquent un exercice d’identification relié à une matrice plus vaste : une population apparemment invisible de gens ordinaires, largement ignorés, absents de la carte en termes de droits sociaux, politiques ou économiques. JR leur donne une place sur la carte du monde, et la redessine par la même occasion. Lorsque Paris était le terrain de jeu de ses graffitis, il décidait déjà quand et où il allait laisser son empreinte visuelle, sur un toit, dans un tunnel, dans la rue, pour qu’elle attire l’attention du public dont les valeurs et préjugés culturels varient selon le quartier ou la banlieue. Ces premiers échanges lui ont fait prendre conscience qu’il n’avait pas besoin de galerie pour diffuser son l’art. La ville était sa galerie.

C’est après avoir trouvé un appareil photo bon marché dans une station de métro que JR a commencé à photographier ses graffitis pour en conserver la trace, ce qui allait transformer sa pratique. Les œuvres sur papier incarnaient désormais les graffitis en affichant leur image reproduite. Vers 2003, il a entrepris de placarder dans les rues de Rome et de Paris des images grand format. Les visages étaient au cœur de ces images. Lors des émeutes de novembre 2005 aux Bosquets, une banlieue de Paris, JR a eu une idée radicale : il est allé rencontrer ces ados incontrôlables qu’on voyait attaquer les policiers et piller – ces gamins dont tout le monde avait peur sans les avoir jamais croisés. Il leur demanda de faire des grimaces devant l’objectif, et réalisa des portraits en gros plan où l’appareil était parfois placé à 25 centimètres de leur visage. Le procédé impliquait une confiance réciproque – de la part du gamin des rues comme du photographe. JR afficha ces images dans les quartiers les plus bourgeois de Paris. Il établit l’identité même des sujets des portraits, indiquant leur nom, leur âge et leur adresse. Un an plus tard, en 2006, les mêmes images de jeunes voyous, sous le titre Portrait d’une génération, furent placardées sur les murs de l’Hôtel de ville de Paris. Cette œuvre lui a inspiré une méthode de travail qui s’accorde avec sa démarche engagée, et qui devait lui mériter le prix TED en 2011.

JR met l’art en jeu dans des scénarios culturels provocants et risqués où lui-même est confronté à des gangs dangereux, à la pauvreté ou à des tensions interculturelles. Il transforme ces environnements grâce à des images géantes représentant des gens qu’il a rencontrés par hasard. Il n’a jamais compté sur le soutien d’organismes publics ou privés, dont il reste indépendant encore aujourd’hui. Ses ressources sont aléatoires, et il produit ses projets avec les matériaux dont il dispose, secondé par d’autres artistes et des volontaires, conscient des limites de ses méthodes de travail. La photographie, telle que JR la conçoit et la pratique, possède un réel pouvoir social ; elle explore les conflits symptomatiques et le malaise social solidement enracinés dans les sociétés partout dans le monde.

La série 28 Millimètres a débuté avec Portrait d’une génération et s’est poursuivie avec Face 2 Face (2007), que certains considèrent comme étant la plus vaste exposition de photo illégale jamais montée. Organisée par JR et Marco, son collaborateur, l’installation Face 2 Face a été présentée dans huit villes de Palestine et d’Israël. Afficher les visages d’Israéliens et de Pales­­tiiens côte à côte était un acte courageux : cela dé­­-men­tait le mythe officiel selon lequel les gens vivant respec­tivement d’un côté ou de l’autre du mur ou de la barrière étaient fondamentalement et irréductiblement incapables de s’accepter mutuellement. Au Hamas, sur le versant palestinien du mur, sur une tour militaire israélienne ou ailleurs, les affiches de JR montrent les visages et les attitudes de gens ordinaires : chauffeurs de taxi, avocats, cuisiniers, tous ceux qui se sont prêtés au jeu. Leurs portraits sont présentés avec humour, toujours en tandem avec leur homologue israélien ou palestinien. L’ensemble du projet a nécessité vingt mille pieds carrés de papier, une voiture, de la colle et une échelle, empruntée à l’église de la Nativité. Quand les gens interrogeaient JR et son équipe, celui-ci répondait : « À votre avis, qui est qui ? » La plupart ne pouvaient pas distinguer les portraits des Palestiniens de ceux des Israéliens. Et il ne s’est rien passé. Personne n’a été offensé. Et surtout, les photographies affichées sont toujours là, des années après.

Le thème du projet suivant, Women Are Heroes, est international. JR avait pris conscience que les femmes sont un élément stabilisateur essentiel dans les communautés pauvres et défavorisées partout dans le monde, et qu’elles souffrent de façon disproportionnée à cause de la guerre, de la violence, et du fait d’être des femmes. Elles représentent la véritable conscience d’une société. JR a collaboré avec Médecins sans frontières pour souligner la détresse de ces femmes. Il est allé voir les habitants des bidonvilles à Rio de Janeiro, à Phnom Penh et à Delhi, au Liberia et au Kenya ; avec son appareil photo, il leur a offert un miroir de leur existence. Leurs regards, leurs visages nous font face, étalés sur les murs et les toits des hameaux ou des villes, exprimant un éventail complet d’émotions. JR a rendu visibles ces gens invisibles. En juin 2008, JR est allé à Providencia, une favela de Rio de Janeiro où l’armée avait ramené trois étudiants sans papiers. Or la favela était régie par les cartels de la drogue, et les étudiants furent massacrés. En parcourant Providencia, JR a discuté avec une femme et lui a montré son livre. Elle a déclaré que les gens du bidonville avaient soif de culture, et qu’ils en avaient besoin. JR a rencontré des femmes qui appartenaient à la fa­mille de ces jeunes assassinés, leurs grands-mères, leurs mères, leurs parentes, et il a aussitôt obtenu l’accord de la communauté. Il a expliqué aux caïds de la drogue qu’il ne s’intéressait pas à la violence ou aux armes qui obsédaient le cartel, mais à la vie de la communauté. Ceux-ci ont laissé JR et son équipe travailler. La première photo affichée représentait la grand-mère d’une des victimes. Progressivement, ces images ont occupé la totalité de l’espace public disponible dans la favela. Quand les médias brésiliens ont eu connaissance de la chose, ils se sont décidés à interviewer ces femmes et ces familles endeuillées. Quant à JR, il était déjà reparti.

Lorsque des histoires personnelles comme celle-là sont amenées au grand jour, la communauté se sent concernée – or les auteurs de ces actes de violence font également partie de la communauté. Le choc causé par un regard extérieur peut changer la perception que les gens ont d’eux-mêmes… Lors de sa présentation au festival de Cannes en 2010, le public a salué le film Women Are Heroes par une longue ovation. Avec son dernier projet en cours, The Wrinkles of the City, JR propose des œuvres qui nous interrogent sur la mémoire d’une ville et de ses habitants. À Carthagène, en Espagne, en 2008, les portraits géants d’une population vieillissante – des fondations en ruine de la ville – ont été exposés sur des façades de batiments et des lieux faisant office de galerie en plein air. L’anonymat des visages s’accordait avec l’anonymat de l’artiste. C’était un échange au niveau le plus immédiat de la culture et de la vie : la démocratie en action. Un vieil homme le résume en ces termes (dans une entrevue enregistrée par JR pour le document vidéo) : « Chacune de mes rides, chacune de mes journées vécues ici, sont inscrites sur ce bâtiment, dans cette rue, et dans le visage de tous les habitants de Cartagena. » En 2010, pour le volet suivant de Wrinkles of the City, ce sont les citoyens âgés de Shanghai qui évoquent leurs expériences – ce Shanghai qui a connu l’occupation japonaise, l’éclosion du Parti communiste, la Libération, la Seconde Guerre mondiale, la fin des concessions étrangères, la victoire de Mao Zedong sur l’armée de Tchang Kai-chek, la Révolution culturelle, et le « Grand bond en avant ». En 2011, le projet Los Angeles Freewall, monté par Daniel Lahoda, a recouvert plus de cent mille pieds carrés de murs, transformant la ville en une immense galerie d’art extérieure, et proposant une vers­­ion américaine de Wrinkles of the City sur la côte Ouest. L’accueil fut immédiatement favorable, car l’installation comblait un vide culturel dans un paysage souvent désolé ou uniquement commercial, réduit à des immeubles, des voitures et des passants. En recevant le prestigieux prix ted en 2011, JR a formulé le vœu d’utiliser l’art pour « changer le monde de l’intérieur. »

Les œuvres de JR sont toujours en place et les sites sont revisités, dans une volonté de continuité et d’engagement à long terme avec les communautés et les volontaires. Progressivement, un dialogue s’établit avec les personnes, une passerelle. La photographie devient un art réalisé en collaboration avec des gens dépossédés et démunis, là où ils vivent, partout dans le monde. Faire la lumière sur eux leur donne plus de ressources et leur permet de prendre du recul sur des situations qui leur sont communes.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Né le 22 février 1983, JR est un artiste contemporain français. Ses photographies en noir et blanc sont exposées dans la rue, qu’il qualifie lui-même de « plus grande galerie d’art au monde ». Se qualifiant aussi d’« artiviste urbain », JR tend à amener l’art là où la confrontation brute et sans références peut encore se passer. Son travail se réclame de l’art, de l’action et traite d’engagement, de liberté, d’identité et de limites. Il est représenté par la galerie Perrotin à Paris.

John K. Grande est l’auteur de Balance : Art, nature et société (Éditions Écosociété, 1997), Art Nature Dialogues: Interviews with Environmental Artists (State University of New York Press, 2007), et de Dialogues in Diversity: Art from Marginal to Mainstream (Pari Publishing, 2008). Il est co-auteur de Bob Verschueren: Outdoor Installations (Editions Mardaga, 2010) et il a contribué à l’ouvrage The New Earth Works (ISC Press, 2011). En collaboration avec Peter Selz, il a récemment monté l’exposition « Eco-Art » au Pori Art Museum, en Finlande. Art & Ecology paraîtra à Shanghai en 2012.

 
Acheter cet article