La clarté de la douleur – Nicolas Zavaglia

[Printemps 1991]

par Nicolas Zavaglia

Je me rappelle encore la faiblesse de mes excuses. Le forum luisait sous la neige aveuglant mes yeux et mes pensées. Comme toujours l’autobus n’arrivait pas.
Giovanna me regardait.
– Viens après tes rendez-vous. À n’importe quelle heure, tu sais que ça ne me dérange pas.
Sa voix se voulait ferme, mais je sentais une énorme angoisse. Une angoisse qu’on me demandait encore une fois de partager.
La première fois que j’avais entendu cette voix, elle était expéditive.
– Tu veux me voir, tu peux me voir.
– Quand ?
– Ce soir.
On s’est mis d’accord sur 11h30, il me fallait aller loin pour la rencontrer, elle habitait un petit sous-sol sur la rue Momentana.

Il fallait s’habituer les yeux tellement il faisait sombre dans ces petites chambres. Giovanna restait assise sur une petite chaise en canevas, m’ignorant presque, roulant cigarette sur cigarette.
Je pensais qu’on était seul mais en fouillant la pièce des yeux, j’ai découvert Raffaelle. À cheval sur une chaise, enfoui dans son manteau, sa tuque orange enfoncée jusqu’aux yeux ; il était presque invisible dans la pénombre et le froid.
J’avais fait la connerie d’enlever mes bottes et mes pieds gelaient sur le froid du ciment romain.
À Rome quand il fait froid dehors, il fait froid dedans. Et dernièrement Rome avait pris l’allure d’une ville nordique. Le matin de mon départ il faisait un froid coupant à l’arrêt d’autobus.
Giovanna ne bougeait pas, elle avait l’air d’un arbre maigre aux prises avec un hiver inattendu.
– J’essaierai de te voir à mon retour de Trieste
Quand j’ai dit cela j’étais sincère.

Ce serait la dernière fois que je la verrais.

Tu nais. Tu meurs. Tu rencontres une personne. Tu rencontres mille personnes. Tu ne rencontres personne.

Je me présente : Nicolas Zavaglia. Je suis à Rome, en Italie, dans le but de faire une recherche sur la réforme psychiatrique.
–  Nicolas, je te présente Raffaelle, un ami. On se donne la main.
– Raffaelle…Nicolas…
Giovanna se lève pour aller chercher un portfolio dans lequel il y o une trentaine de dessins, de peintures, et des esquisses.
Beaucoup de dessins ne sont pas terminés. Elle me les donne, et retourne à ses cigarettes. Il y a un silent dans la chambre qui me serre la gorge. Raffaelle me jegarde sans gêne. Je prend un dessin : des fils barbelés se promènent désespérément sur la page, des figures qui ressemblent vaguement à des créatures monstrueuses, à des animaux préhistoriques. Ce dessin me dérange. Raffaelle sort de la pénombre pour lui jeter un regard. Il parle avec une voix qui, comme lui, est presque invisible.
–  Effectivement, dit-il, comme s’il avait lu dans ma pensée, ils pourraient être des oiseaux lunaires, des créatures d’une autre planète. C’est vrai qu’ils ont l’air menaçants, mois en même temps, je ne sais pas, ça se pourrait aussi qu’ils soient totalement inoffensifs. C’est à dire, qu’ils ne feraient de mal à personne. Je les vois comme des monstres, mais des monstres à l’état embryonnaire.
Ils ressentent la douleur qu’ils vont vivre à leur naissance. Pour moi, il parle calmement comme s’il y pensait depuis des heures, cette peinture est la douleur qui précède toute naissance.

Giovanna ne parle pas. Elle fume, tranquille, sur le coin d’un sofa qui n’a aucune intention de masquer sa pauvreté. D’ailleurs tout l’appartement, à part quelques esquisses affichées sur les murs, est réduit à l’essentiel : un sofa, quelques chaises, des cendriers. Je m’arrête sur un paysage de nuit qui me fait penser aux Misereres de Georges Rouault ; un ciel d’encre, une terre lasse…
– Giovanna, celui-ci quand l’as-tu fait ?
– Ils sont tous vieux. Tous.
Le visage de Giovanna est très maigre, quand elle te regarde, la lumière de ses yeux perce le noir.
– Je n’y arrive pas. Ces temps-ci sont trop difficiles. Le monde est complètement changé, parfois j’ai envie de mourir. J’ai encore envie de me battre, mais en même temps envie de mourir. Je ne suis plus capable de lutter.
– Qu’est-ce qui te fait souffrir ?
Je souffre de solitude, du vide. Les hommes. le souffre parce qu’il y a la souffrance. J’essaie de me contrôler un peu plus, de trouver la force de contrôler mes gestes, me rappeler que j’ai vécu, au moins à certains moments. Que j’ai essayé de vivre une vie normale. Honnête. Il faut chercher d’une manière ou d’une autre à rester vivant, on ne peut pas se laisser mourir vivant. Bien sûr, quand il t’arrive des histoires, des malheurs, des terribles malchances comme peut-être une maladie psychique, tu peux changer, tu peux oublier ta vie.
C’est arrêter de vivre. C’est commencer à vivre. Vivre d’une autre façon, et pas nécessairement d’une façon que les autres vont comprendre. Un homme qui souffre, qu’il en soit conscient ou non, affecte les autres. Chaque homme souffrant, pas seulement quelqu’un qui est fou. Même un homme qui a été maltraité, humilié, cet homme est capable d’affecter ceux qui l’entourent.
Même sans le vouloir, il les arrête, il les remue. Il les invente, les modifie. C’est peut-être un génie, une personne très intelligente, quelqu’un qui a perdu ses facultés mentales, ou qui, peut-être, s’en sert d’une autre façon. C’est un fou. Même pour ceux qui n’ont aucune sensibilité, cette personne est porteuse de conséquences.

Dans les autobus, les gens nous regardaient. Giovanna riait et son rire devenait une ligne de démarcation entre elle et le normal. Mais dans son voisinage, en marchant vers l’arrêt d’autobus, j’ai remarqué toute une série de contacts qu’elle avait avec les gens. Giovanna n’était pas coupée du monde. À l’achat des billets d’autobus, la vendeuse au kiosque à journaux l’a appelée par son diminutif, Gianna. Le barman du coin lui fait crédit. Je le sais, car on est allé payer ses dettes ensemble avec l’argent des dessins que je lui ai achetés. Après m’avoir montré son travail, Giovanna m’a posé une question qui a eu des conséquences claires et nettes.
– Mais, dis-moi, tu les aimes ces dessins?
– Oui…
– Tu ne le dis pas pour me faire plaisir?
– Ce serait con!
–  Vraiment? Bien alors pourquoi tu ne m’en achètes pas quelques-uns? Je suis à sec et on peut toujours s’entendre sur le prix.
– Giovanna, dis-moi, est ce-que tu vas continuer à faire de la peinture? Qu’est-ce que tu voudrais faire?
– J’aimerais avoir une vie intelligente. Être dans une situation qui me permettrait de voir plus clairement et alors arriver à faire quelque chose. Si je n’y arrive pas, je vais finir comme d’autres. Si je réussis, j’aurai quelque chose. Ma vie, qui sait. Après tout, je ne connais pas mon destin. Si jamais j’ai un accident, une crise… je recommencerai à nouveau, mais je veux voir jusqu’où je peux arriver à vivre.
–  Giovanna, tu as connu l’hôpital psychiatrique, les portes fermées…
– Oui, et il y ‘en a beaucoup qui veulent que les portes restent fermées. Qui ne peuvent pas supporter l’idée de voir des gens libres. L’hôpital psychiatrique que j’ai connu était tellement répressif, oppressif, tellement terrible. C’est là que les gens meurent, des personnes qui ont mille possibilités, mille choses à vivre et à donner et qui vivent beaucoup plus intensément que tous ces morts vivants, que ces gens normaux qui ne veulent rien comprendre. Des êtres sans aucune sensibilité, modestie, amour, spiritualité, conscience. Il y en à la-dedans qui n’ont jamais étudié, mais il y en a beaucoup qui ont fait des études et, pour moi, c’est à ceux-là qu’on ne peut pas pardonner l’inconscience, surtout à ces psychiatres qui font leur métier pour avoir du pouvoir sur les autres ou qui essaient de se réhabiliter eux-mêmes, mais n’essaient pas vraiment d’aider les autres, de sauver quelqu’un. Parfois on a besoin d’être sauvé.

Mais où n’existe pas la douleur
on vit dans la fausseté
et même maintenant les goélands
qui passent sur les fleuves
se rappellent ce chant où
le désespoir et l’injustice
triomphent sur la vie,
et il ne reste que des pierres
qui rappellent la conscience
que quelqu’un a été.

Il avait fait un feu
Mais l’eau l’a éteint.

(Extrait de Il Canto de Timotia, de Giovanna Rossetti)

Il était deux heures du matin quand Giovanna m’a dit qu’elle écrivait des poèmes. Elle me les a lus, l’un après l’autre, sans interruption, d’une voix rapide, presque fébrile, sans inflexions. J’ai réussi à saisir des passages ici et là sans vraiment comprendre l’ensemble. Une fois à Montréal, deux semaines plus tard, j’ai écouté l’enregistrement :

Tu vois ce verre où s’est posé un papillon,
Et ce rhododendron qui a séché?
Je ne le vois pas.
Je vois plutôt un chemin de petites
pierres blanches.
Où il y a une clé qui n’ouvre pas de porte,
Mais ouvre la tienne.

Une rue qui vient du fleuve
Où maintenant passe le papillon qui t’a
laissé la clé.
Et qui était posé sur le verre vide à l’envers
qui est maintenant à l’endroit
et plein de la bonne eau du fleuve
Et le papillon qui était posé sur le verre
à l’envers
vole sur le rhododendron
qui est maintenant sur l’eau, jeune et frais
qui n’est plus sec.

Et tu vois la clé rouillée :
Elle n’ouvre pas de porte.
Mais elle ouvre la tienne.
Elle indique une route vers le fleuve
Qui est aussi la tienne.

Raffaelle est toujours là. Il baille. « Est-ce que tu dors? » lui demande Giovanna. « Non! Non! » la rassure-t-il, « j’ai simplement les yeux fermés. » Giovanna me regarde. J’ai l’impression qu’elle va me dire qu’il est tard et qu’il vaut mieux que je m’en aille. Mais non, la question ne se pose pas encore. Je me demande quand même s’il me reste de l’argent pour prendre un taxi. Je pense qu’il me faudra attraper un autobus de nuit, un notturno.
Dernièrement, j’ai passé ma vie dans les autobus. À Rome, il y a mille autobus qui vont à la même place. Tous prennent un chemin différent. Toujours pleins à craquer. C’est d’ailleurs dans le 90 que Giovanna m’a demandé la première fois si on pouvait se revoir. Quoi dire? Sure le moment je ne savais pas comment répondre.
Chaque personne qui entre dans le monde des souffrants est perçue comme un messager de l’extérieur, quelqu’un qui peut nous emmener vers la lumière. Tout le monde sent cela. Pas seulement ceux qui sont fous. Combien de fois on se dit telle personne a ce qu’il me faut. Avec elle, je pourrais commencer une autre vie. Elle me donne le goût de vivre, elle me donne le goût d’agir.
C’est vrai pour tous, mais le contraire aussi est vrai. Cette personne me détruira. Cette personne n’est rien qu’une illusion. Une carte postale.
Mon implication avec Giovanna était humaine mais professionnelle. La sienne était entière. Je lui avait simplement offert mon attention, mais elle, malgré ses méfiances du début, a été atteinte. On a passé quelques jours ensemble et j’ai partagé un peu sa vie. Mais moi je pouvais sortir de l’enfer. C’était à elle de le vivre.

Giovanna m’offrait une expérience de vie, sans calcul, sans arrière-pensée. Comme le temps passait je pouvais m’apercevoir de l’inégalité de notre échange. Mais entrer dans le monde de la folie, dans le monde de Giovanna, cela demeure un regard qui passe de l’extérieur à l’intérieur, un regard qui implique et angoisse. Mais ce n’est pas une défaite, car de ça peut naître une nouvelle connaissance de la douleur. Et comme Giovanna écrit, « où il n’y pas de douleur, on vit dons la fausseté ».

– Giovanna, je pense que je vais rentrer.

Raffaelle dort. Le menton dans la poitrine, les bras pendants. Giovanna me demande si je veux un café. Je réponds que je vais rentrer.
Raffaelle : – Si lu pars, ne pars pas pour moi. Je n’arrive jamais à dormir.
Giovanna : – Alors, tu veux venir demain à l’atelier? Il faut qu’on parte d’ici de bonne heure. Pourquoi tu viens pas me chercher et on ira ensemble. Vers sept heures.
Raffaelle : – Tu peux dormir ici si tu veux, on peut faire de la place.
Quelques minutes après j’étais dehors. Me voilà à Rome, me suis-je dis. Dans la neige. Trois heures du matin. Un froid de Montréal. Mais à ma grande surprise, voilà un autobus. Deux chauffeurs même. Un petit maigre qui conduit, l’autre, gros et rond, qui, d’une façon très officielle, déchire le billet. Comme tous les Romains ils parlent de football. On s’arrête, après seulement quelques minutes, devant un de ces rares bars qui sont ouverts toute la nuit. Un des chauffeurs me dit :
– Écoute, nous on va prendre un café. Toi, qu’est-ce que tu fais?
– Que puis-je faire?
– Bien, tu peux venir avec nous, tu peux nous attendre ici. Ou tu peux aller où tu veux.
Le bar était plein, entre autres de chauffeurs d’autobus. J’ai demandé au petit chauffeur si je pouvais prendre un thé. « Sûrement » et il a dit : Peppe! Est-ce que tu penses qu’il peut prendre un thé? Peppe a consenti.