La collection Malcolmson : une passion pour la photographie – Claude Baillargeon

[Été 2010]

Au cours des vingt dernières années, Ann et Harry Malcolmson se sont consacrés à l’étude et à la création d’une collection de photographies. Privilégiant les documents historiques puisés dans l’esthétique hétérogène de la discipline, ils ont constitué une des plus remarquables collections au Canada. Guidée par l’intuition, l’inclination personnelle des collectionneurs et une préférence pour les images particulièrement bien exécutées, cette collection de grande envergure célèbre à la fois des trésors méconnus et des icônes de l’histoire de la photographie. Membres engagés et actifs de la communauté artistique de Toronto, les Malcolmson sont connus pour leur dévouement à la mise en place de relations entre artistes, commissaires, spécialistes, marchands et aficionados de la photographie. Présentée à la Presentation House Gallery à Vancouver Nord du 1er octobre au 20 décembre 2009, la collection Malcolmson est dorénavant bien établie. Afin de souligner l’événement, Ciel variable a rencontré les collectionneurs.

par Claude Baillargeon

La collection Malcolmson
une passion pour la photographie

Claude Baillargeon : Avant d’être passionnés de photographie, vous avez été d’avides collectionneurs d’art contemporain, notamment de peinture. Qu’est-ce qui vous a menés d’un domaine à l’autre, et des œuvres contemporaines vers les photographies historiques ?
Ann Malcolmson : En 1985, nous nous sommes installés dans un espace plus petit qu’auparavant, et les grandes peintures posaient alors des problèmes pratiques. À New York, nous avions vu les premiers exemples d’œuvres d’art faisant appel à la photographie, comme celles de Craigie Horsfield. Bien que les dimensions considérables de la plupart de ces œuvres nous aient empêchés de les acquérir, nous étions fascinés par l’histoire de ces images sous-jacente au nouvel intérêt pour l’utilisation de la photographie comme support artistique.
Harry Malcolmson : Nous étions également marqués par les années 1970, époque d’où émergent les premières collections de photographies historiques, un phénomène encouragé par la prolifération de galeries et de salles de vente et l’augmentation des activités des marchands d’art. À Toronto, nous avons été sensibilisés à la photographie historique par Jane Corkin, qui avait ouvert un espace photographique au sein de la David Mirvish Gallery. Je sentais qu’il se passait quelque chose dans le domaine de la photographie historique, que je ne pouvais nommer à ce moment-là, mais qui allait devenir pour nous très attirant. Plus notre engagement se renforçait, plus nous étions récompensés et cela confirmait notre sentiment qu’il y avait là de merveilleuses choses à découvrir.
AM : Harry pensait également qu’il nous serait possible d’acheter d’excellentes photographies historiques alors que les prix des œuvres d’art contemporain grimpaient brusquement.
HM : C’est vrai, mais il importait avant tout de nous assurer qu’il s’agissait d’un champ d’activité valable et satisfaisant. Nous avons ressenti les mêmes appréhensions que tous ceux qui envisagent de collectionner des photographies.

CB : À quel moment avez-vous pris conscience que vous étiez devenus des collectionneurs de photographies ?
HM : Autour de 1990, Jane Corkin procédait à des ventes aux enchères dans sa galerie. À l’une de ces occasions, nous avons été tellement captivés par l’extraordinaire éventail d’œuvres que nous avons fait l’acquisition de la moitié des lots. Elles étaient si belles et peu coûteuses. Nous les avons tout simplement recueillies. Cela dit, le passage ayant mené de l’acquisition de photographies à l’établissement de la collection s’est produit lorsque nous avons décidé de faire don de toutes nos œuvres d’art non photographiques.
AM : Même si nous possédions un grand nombre de tableaux, nous avons toujours grandement apprécié les œuvres sur papier. Nous nous sommes décidés assez rapidement à donner nos peintures à différentes institutions, mais les pièces auxquelles nous avons le plus longtemps tenu étaient des œuvres sur papier, telles que des estampes de Richard Hamilton, de James Rosenquist et de Richard Serra. J’ai toujours été attirée par les œuvres sur papier.

CB : Quelle fut votre première acquisition majeure confirmant la prédilection que vous avez pour la photographie et en quoi cette image était-elle irrésistible à vos yeux ?
AM : Je dirais que c’est une œuvre sans titre de Man Ray qui représente des yeux de femme et qui combine dessin et photographie. L’œuvre recelait un mystère absolument captivant. À ce jour, on ne sait toujours pas à quel moment Man Ray l’a réalisée, ni pourquoi, ou ce qui semble l’avoir poussé à la retoucher au crayon. L’histoire entourant cette œuvre nous fascine depuis des années. Il s’agit là d’un moment important de notre activité de collectionneurs.
HM : Il n’y a pas eu de moment magique pour moi. Mon intérêt s’inscrit dans une continuité. J’alimente mes propres recherches esthétiques depuis les années 1960, alors que je faisais de la critique d’art. Je perçois ce déplacement vers la photographie comme une simple étape dans cette continuité.

CB : En raison de la grande quantité d’images disponibles sur le marché, comment avez-vous établi les critères guidant vos choix ?
HM : Un de ceux-ci porte sur les paramètres temporels de notre collection, qui s’étendent de William Henry Fox Talbot à Robert Frank, même si nous nous permettons des « glissements » occasionnels du côté de la photographie contemporaine. Dans le contexte d’une collection historique, nous tenons à acquérir des œuvres représentatives de toutes les grandes périodes de l’histoire de la photographie.
AM : Parallèlement à cette ligne directrice, la qualité première de ce que nous cherchons est l’excellence esthétique. Au-delà de ces facteurs, il faut mentionner les questions de la condition de l’œuvre, de la qualité du papier, de la patine, etc. La disponibilité d’œuvres de figures marquantes de l’histoire de la photographie influence aussi nos choix, ainsi que les relations entre les œuvres.

CB : Les collections privées évoluent souvent de façon inattendue. Quelles acquisitions imprévues ont par la suite joué un rôle clé dans l’élaboration de votre collection ?
AM : Un exemple serait le Château de la princesse Mathilde, Enghien (1854-55), une de nos premières acquisitions du XIXe siècle. Aujourd’hui encore, elle reste une de mes favorites. Cette photographie si importante et attrayante nous a permis de percevoir plus clairement notre préférence croissante pour la photographie pratiquée en France dans les années 1850 et 1860.
HM : Une autre de nos premières acquisitions qui s’est avérée déterminante fut la Porte de Jaffa, Jérusalem (1854) d’Auguste Salzmann, une remarquable image moderniste présentant un contraste frappant entre l’ombre et la lumière. À une époque où les photographies étaient surtout descriptives et documentaires, Salzmann a réalisé une image d’une teneur esthétique plus près de la peinture que de la photographie, et cette particularité répond à ma sensibilité.

CB : Pourriez-vous mentionner certains des fils conducteurs tissés au cours des ans afin de constituer votre collection ?
HM : L’un d’eux consiste en l’importance que nous accordons aux investissements substantiels que nous avons faits, d’un point de vue historique, dans les œuvres des plus importants photographes comme André Kertész, Manuel Alvarez Bravo, Man Ray, Bill Brandt, Tina Modotti et Robert Frank, et dont nous possédons de chacun au moins cinq images importantes.
AM : Une chose que j’aime dans les photographies, c’est leur mystère, un je ne sais quoi peut-être plus évident dans les œuvres surréalistes, mais qui se manifeste également dans plusieurs autres photographies qui posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. J’aime les photographies qui nous invitent à explorer ces questions.

CB : Vous avez récemment commencé à acquérir des photographies contemporaines en couleur d’artistes canadiens. Qu’est-ce qui stimule cet élargissement de votre collection au-delà de son noyau historique ?
AM : Dans les œuvres contemporaines, nous nous intéressons à la relation existant entre ce que font les artistes d’aujourd’hui et ce que faisaient les photographes d’autrefois. Par exemple, une de nos œuvres, Le Passage d’Enfer, Paris (2008) d’Ian Wallace, établit un lien direct avec les photographies des rues du vieux Paris prises par Charles Marville dans les années 1860. De telles relations déterminent la plupart de nos acquisitions d’œuvres contemporaines.

CB : Est-ce une nouvelle orientation pour la collection ?
HM : Je ne pense pas. Ce n’est pas comme si nous cherchions maintenant à acheter de la photographie contemporaine. Notre passion pour la photographie historique est aussi forte qu’elle a toujours été.

CB : Puisque vous collectionnez en tant que couple, comment négociez-vous vos préférences esthétiques respectives ?
AM : Harry apporte dans cette relation un œil expérimenté et une connaissance profonde de l’art, tandis que ma contribution découle d’une inclination d’ordre émotionnel et d’une plus grande sensibilité à la qualité du tirage. Au cours d’une de nos visites à Paris, ma ténacité, malgré la réticence première de Harry, a mené à l’acquisition d’une photographie équine des années 1850, réalisée par Jean-Baptiste Frénet. Comme Harry le sait bien, je ne tenais pas à cette photographie à cause de son sujet, mais parce que j’en aime le tirage sur papier salé pour ses tons, sa texture et les traces visibles de résidus chimiques incorporés dans la matière même de l’image.
HM : Au final, la photographie de Frénet a fait tout un cadeau d’anniversaire surprise.

CB : Comme vous avez si peu d’occasions de voir votre collection organisée et présentée par un/e commissaire, est-ce que la récente exposition à la Presentation House Gallery vous amène à considérer certains aspects de cette possibilité sous un nouvel angle ?
HM : Franchement, les commentaires enthousiastes nous ont décontenancés, et puisque la majorité de notre collection se trouvait sur les murs, cela nous a permis de prendre la mesure de notre réalisation, ce qui, autrement, n’aurait pas été possible. Nous étions étonnés, entre autres choses, par la quantité de photographies et notre réaction a été « mon dieu, regarde comme il y en a beaucoup. »
AM : Personnellement, j’ai apprécié le bon travail de Helga Pakasaar, qui a établi des rapports que nous n’avions pas vus auparavant. C’est ce qui m’a fait le plus grand plaisir, parce que nous avons toujours été intéressés par les relations existant d’une œuvre à l’autre, et Helga en a découvert de nouvelles.
Traduit par Jacques Perron

Claude Baillargeon est professeur agrégé en art et en histoire de l’art à l’université Oakland, à Rochester au Michigan. Il est titulaire d’un doctorat de l’université de Californie à Santa Barbara et d’une maîtrise en beaux-arts de la School of the Art Institute de Chicago. Ses plus récentes activités de commissariat comprennent Revolutionizing Cultural Identity: Photography and the Changing Face of Immigration (2008) et Regard sur un monde en perdition. La photographie et le débat environnemental, une exposition itinérante présentée en cinq lieux dont le Musée des beaux-arts du Canada en 2008.

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