La grande désillusion – Carlo Chacal

[Printemps 1992]


par Carlo Chacal

À notre arrivée, il faisait nuit. La neige, balayée par le vent, s’accumulait par endroits, s’infiltrait par les interstices et les failles creusées par le temps pour pénétrer les entrailles le plus intimes de la ville.

« De la fenêtre de notre chambre, nous pouvions voir les Habitations Jeanne-Mance, rue Sanguinet, notre ancien chez nous. Là, tout près, à deux pas, cet endroit que nous avions vu naître, qui avait grandi avec nous. »

Nous marchions à tâtons, cherchant les endroits laissés à découvert, épargnés par la neige encore pure. Nos souliers s’accommodaient mal de cette soudaine et légère tempête qui caressait Montréal à rebours.

Le train avait quitté Chicago tôt le matin et là-bas, en ce premier jour du mois de mai, tout était conforme au déroulement normal des saisons. Le printemps y avait déjà fait ses preuves, la température était clémente, l’hiver bel et bien terminé.

La gare Windsor nous paraissait à mille lieues de la rue Saint-Denis mais ma mère insistait. Da qui dobbiamo andare? Les arguments ne pouvaient pas pour une fois. Tous les quatre, ma petite sœur, mon père, ma mère et moi, nous étions habités par le même besoin : celui de renouer avec des lieux communs. C’est moi, alors âgée de onze ans, qui menait le cortège familial, le long du boulevard Dorchester (rebaptisé René-Lévesque), tenant ma petite valise d’une main et ma petite sœur de l’autre. Mon père et ma mère, lourdement chargés, fermaient la marche. Puis, au loin, la rue Saint-Laurent nous apparût comme un mirage.

Nous avions passé sept mois à Chicago, sept mois d’enfer pour ma mère : les ghettos, la peur, les miséreux, l’important clivage entre riches et pauvres et surtout, l’impossibilité d’envoyer gratuitement ses enfants dans une école d’obédience catholique. L’État n’offrait qu’un service d’enseignement laïc. Ma perche nessuno la detto ?!

Ma mère, ma petite sœur et moi avions quitté Montréal au cours de l’automne 1969. Mon père, parti en éclaireur un an plus tôt, était déjà sur place. Une vieille tante, la zia Seraphina, installée à Chicago depuis toujours, avait fait miroiter cette cité industrielle à saveur d’Eldorado. Mon père avait cédé devant l’incontournable : il avait œuvré à l’érection de la Place des Arts et de l’Exposition universelle de 1967 mais Montréal se reposait désormais des grands chantiers. Rien à l’horizon n’augurait pour un avenir très prospère. À notre arrivée à Chicago, nous avions retrouvé ma grande sœur, elle nous avait précédés de quelques mois. Elle était resplendissante, en plein éveil face à la vie, profitant d’un véritable bouillonnement culturel, côtoyant les Chicanos et les Black People, leurs musiques et leurs danses.

Assurément qu’elle avait profité de l’absence prolongée de ma mère pour donner à fond dans l’effervescence urbaine. Mon père, c’est à l’usine qu’il se trouvait, dans une fabrique de boîtes de carton.

Ma mère, indignée parce que mon père avait innocemment inscrit ma grande sœur dans une école où l’on ne dispensait pas l’enseignement de la religion — au grand bonheur de celle-ci — ne pouvait néanmoins qu’abdiquer : ma grande sœur terminerait son année d’étude et resterait chez la zia Seraphina jusqu’à ce que mon père revienne, d’ici quelques semaines, le temps de nous réinstaller à Montréal. Le plus urgent, pour ma mère, consistait à sauver ses deux autres filles de la casa de Lucifero sans plus tarder. Déçue et amère, c’en était terminé pour elle de la Grande Amérique. Malgré la neige, je me sentais toute fébrile de déambuler à nouveau en ces rues si familières, Saint-Laurent, Sainte-Catherine, Saint-Denis, le boulevard de Maisonneuve. Je retrouvais avec enchantement l’Église Saint-Jacques (devenue l’UQAM), où nous allions tous les dimanches en famille ; l’école Jeanne-Mance (la Cinémathèque québécoise) où j’avais appris à lire, à écrire, et à compter, et la station de métro Berri-Demontigny qui, un beau jour, tel un monstre des profondeurs, avait surgi au beau milieu de notre quartier Saint-Jacques, comme un présage à son défigurement prochain.

Je pus à peine contenir ma joie lorsque l’imposante façade de Dupuis et frères, ce magasin à rayons qui faisait le bonheur de tous les pauvres du centre-ville, surtout par temps froid ; et les studios d’enregistrement de Télé-Métropole, où mes sœurs et moi allions traînasser le samedi matin pour écouter les histoires interminables et invraisemblables du Capitaine Bonhomme et nourrissant notre rêve : présenter un numéro de danse à claquettes à l’émission « Les jeunes talents Catelli ».

Comment avions-nous pu envisager quitter ces lieux avec autant de sérieux et de détermination ? Ma mère pourtant, malgré ces retrouvailles, n’irradiait pas le bonheur. La fatigue lui plissait la peau sous les yeux. Je crois qu’elle se sentait un peu découragée. Il fallait tout recommencer, encore une fois. Mannaggia alla miseria. Mon père aussi semblait accablé. Dans sa tête devaient défiler tous ces départs et nouvelles vies qu’ils collectionnaient tous deux comme des nomades : de l’Italie natale aux mines de charbon de la Belgique en passant par les ports du Venezuela pour aboutir à ceux de l’America. Avec ce retour à Montréal s’éteignit en eux une flamme, la poursuite d’un rêve, d’un idéal.

C’est sur la petite rue Emery, perpendiculaire à la rue Saint-Denis, que nous avons jeté l’ancre, après avoir gravi les escaliers de quelques maisons de chambre du bas de la ville, au-dessus de nos moyens. Parce que mon père s’exprimait mal en français, que ma mère ne le parlait pas du tout et que ma sœur avait à peine neuf ans, c’est moi qui marchanda la chambre, avec toilette à l’étage.

Incidemment, je m’endormis avec l’impression de sillonner le pont d’un navire à la dérive, laissé à l’abandon.

De la fenêtre de notre chambre, nous pouvions voir les Habitations Jeanne-Mance, rue Sanguinet, notre ancien chez nous. Là, tout près, à deux pas, cet endroit que nous avions vu naître, qui avait grandi avec nous. Nous avions peine à croire qu’il ne nous appartenait plus. Les semaines passèrent. Le printemps définitivement installé à Montréal, ma mère était enfin heureuse de retrouver sa ville, ses épiceries, son quartier, la petite Amérique. Ma mère aimait la vie et l’animation modérée du centre-ville de Montréal, de ce gros village toutes commodités, d’autant plus que les alentours portuaires lui donnaient l’assurance d’être en contact avec la terre entière. Mon père revit ses anciens amis ; nous aussi.

Puis, un beau jour de juin, au retour des courses quotidiennes, il nous prit dans ses bras, ma sœur et moi, et se mit à danser et à chanter en dialecte. Il avait une grande nouvelle à nous annoncer : nous étions réadmis dans le Plan Jeanne-Mance ; sans attente. Nous y étions aimés, semble-t-il. La famille Ligeti ne comptait pas de délinquants notables, ma mère redécorait le logement deux fois par année — par ailleurs toujours impeccable — mes parents passaient pour des gens cultivés et leurs enfants réussissaient bien à l’école. De ce long périple vers l’ultime, mes parents revenaient le regard triste mais pour la première fois, au fond de leurs prunelles, l’on pouvait lire un doux sourire, celui qui accompagne le bonheur d’être enfin de retour chez soi.