La Poésie mais après… : Un entretien avec Élène Tremblay – Jennifer Couëlle

[Automne 1999]

La photographie contemporaine au Québec, comme ailleurs, a connu un essor certain durant la période des années 1980. Ne serait-ce que son émancipation, d’aucuns diront symbolique, de l’étiquette « document », pour rejoindre les rangs, non pas tant de l’art — le pictorialisme s’en étant chargé cent ans auparavant — que de la logique consensuelle d’un réseau international d’art actuel. La photographie, comme l’installation, allait trouver sa place au sein des institutions. Il y eut des noms et des courants. Des influences, aussi. Dont certaines, au souffle long, qui contribuèrent à ouvrir les pistes empruntées par les jeunes pratiques photographiques des années 1990.

Quelles sont ces nouvelles pratiques? Qui en sont les tenants ? Alors que nous avons encore un pied dans cette ultime décennie qui, sur le plan artistique, devrait d’ores et déjà dégager les effluves du prochain millénaire, est-il possible d’esquisser un portrait de la jeune photographie québécoise des années 1990? La photographe Élène Tremblay1 a bien voulu répondre à quelques questions formulées dans le but de dresser cet état de faits encore mouvant.

Jennifer Couëlle : En quoi la photographie des années 1990 se distingue-t-elle de celle réalisée au cours des années 1980?
Élène Tremblay : Je crois illusoire de vouloir séparer les courants artistiques par périodes, car le plus souvent ils se chevauchent, se répètent et sont l’objet de variations sur plusieurs décennies. De temps en temps, on observe des percées, des démarches singulières et provocantes, mais la plupart des pratiques s’inscrivent dans un continuum historique, national ou international.

JC : Et si l’on tente de prendre le recul que nous n’avons pas encore tout à fait, est-il possible d’observer une ou plusieurs tendances propres à la photographie des années 1990? En peinture, par exemple, le retour à l’expressionnisme, la bad painting est un phénomène qu’on associe immédiatement aux années 1980…
ÉT : Il existe effectivement un courant important dans les pratiques photographiques actuelles, mais on ne le sent pas tant au Québec qu’en Europe et aux États-Unis. Je pense à l’utilisation de l’instantané couleur comme matériau pauvre, à la présence du banal, dans le sujet comme dans le traitement, à cette photographie plus « sale », moins léchée que dans les pratiques héritières du modernisme européen, où l’on joue beaucoup sur les qualités poétiques de la lumière et sur les techniques et effets propres à la photographie comme médium. Il s’agit en fait d’un contre-courant de la « belle photographie ».

JC : Qui en sont les principaux représentants?
ÉT : On pense tout de suite à l’Anglais Nick Waplington, sorte de pierre angulaire du courant ; à Anna Fox et Richard Billingham, également d’Angleterre ; à la Néerlandaise Rineke Dijkstra puis, avant eux, à l’Américaine Nan Goldin.

JC : Des artistes, en somme, qui participent de ce que la critique de photographie Dominique Baqué a récemment qualifié de « trope du banal »?2
ÉT : Oui. Mais au-delà du banal et de l’utilisation de l’instantané, ce courant pose également un regard sur la culture populaire. Et c’est justement cet aspect plus social qu’on retrouve moins dans la manifestation québécoise de cette tendance. Si l’on observe ici, à la suite de l’influence de Raymonde April, des pratiques émergeantes intimistes qui touchent à la fois le banal et l’esthétique de l’instantané couleur, elles demeurent généralement parentes avec la « belle photographie », c’est-à-dire avec une production plus sage que spontanée, qui traduit une vision plus poétique que populaire. Dans le genre, il n’y a peut-être que Yan Giguère qui parvient parfois à faire primer l’expression spontanée d’une réalité sur le lyrisme de la beauté. Lui et, dès le début des années 1980, Raymonde April. Dans le cas de cette dernière, il finit par surgir de ses images [surtout d’amis] le portrait d’un groupe culturel, d’un mode de vie. L’un et l’autre de ces artistes évitent, plus ou moins suivant les productions, l’écueil de la pratique intimiste, soit le repliement sur soi et la facilité obscurantiste des petits points de vue personnels.
Ce qui est à souligner également chez Raymonde April, est qu’elle a réussi à déplacer l’intime vers les cimaises du musée sans pour autant céder à la tentation du monumental. Et cela, durant les années 1980, alors que le monumental en photographie était de mise, je pense notamment à Geneviève Cadieux et à Alain Paiement.

JC : Le milieu de la photographie québécoise des années 1990 n’aurait donc ni produit ni participé de façon marquée à un quelconque courant artistique. En quels termes, alors, peut-on parler de notre photographie des dernières années?
ÉT : Depuis environ vingt ans, on retrouve deux approches qui pourraient être qualifiées d’introspective et d’extravertie. La première regrouperait des pratiques autobiographiques et poétiques et la seconde, des productions orientées vers la critique sociale. Ces dernières, à quelques exceptions près, sont plus le fait du Canada anglais, tandis que les démarches plus intimistes se sont davantage développées au Québec, particulièrement durant les années 1990.
Il est facile de caricaturer ces deux approches. Celle plus introspective associe souvent images poétiques dont le sens demeure ouvert et beauté de la matière et de la lumière en noir et blanc. Cette « belle photographie » entretient à mon avis des liens avec l’école de la photographie plasticienne en France. Empreinte de poésie personnelle, elle peut tantôt demeurer obscure et se cantonner dans une certaine élégance d’agencements formels et tantôt parvenir à dresser un portrait culturel nuancé et subtil.
Quant à l’approche plus extravertie, elle est ouverte sur les réalités sociales et culturelles et s’inscrit dans le courant générique de la critique de la représentation. Il lui arrive cependant d’être grossière, unidimensionnelle et d’emprunter un didactisme lourd sous le couvert de l’art engagé. Au-delà de cette dichotomie, il existe fort heureusement des croisements chez certains artistes qui réussissent à brouiller les cartes et sortir de ces ornières stéréotypées. Et c’est en définitive là, dans les jonctions et enchevêtrements, que se produisent les choses les plus intéressantes.

JC : S’il est difficile de parler d’écart entre la photographie des années 1980 et celle des années 1990, qu’en est-il de la continuité?
ÉT : La continuité n’est pas absolue. Il y a des pratiques issues des années 1980 qui n’ont pas fait école. Celles par exemple de Geneviève Cadieux, avec sa jonction du monumental et de l’intime, ou alors d’Alain Paiement et, autrement, André Clément, avec leur déconstruction de l’architecture et reconstruction de l’espace. Ces démarches sont demeurées sans relève. À l’inverse, celle de Jocelyne Alloucherie, sorte d’ontologie des apparences et des limites de la perception, fut influente, notamment chez Yvan Binet, avec ses paysages inversés. Quant à Raymonde April, son influence chez les jeunes générations ne fait aucun doute. Elle a ouvert des portes qui ont permis à plusieurs photographes de « respirer », de légitimer des sujets qui leur étaient proches mais jusque-là peu reconnus par le milieu de l’art contemporain. Il y a cependant un revers à la médaille. Vu la prépondérance de jeunes artistes qui empruntent aujourd’hui la voie de l’intime au « je », c’est à se demander si ce modèle n’invite pas à une certaine complaisance qui ferait entrave à l’émergence d’expressions plus ouvertes sur le monde.
Apparue plus tardivement dans les années 1980, la production autobiographique de Nathalie Caron rejoint de près celle de Raymonde April, notamment sur le plan des sujets — les amis, la campagne. À la différence cependant de cette dernière, Nathalie Caron a recours aux mots et à un travail sur la matière qui se traduit par l’utilisation de bois et de fil — tissage, crochet, trous d’aiguilles. Un traitement plastique qui prend des dimensions métaphoriques et qu’on retrouve également, et à la même époque, chez Roberto Pellegrinuzzi, avec ses herbiers, puis chez Danielle Hébert, avec ses objets photographiques pliés. On peut d’ailleurs noter une continuité entre ce type d’intervention plastique et celui pratiqué dans les années 1990 par Andrea Szilasi et Jacki Danylchuck.

JC : Qui sont les artistes photographes, jeunes et moins jeunes, qui se sont distingués au cours des années 1990? Qu’ont-ils en commun?
ÉT : Sans prétendre à l’exhaustif, on peut en nommer quelques uns et proposer quelques recoupements : Andrea Szilasi et Jacki Danylchuck pour leur travail sur la matière en lien avec le corps humain ; Yan Giguère et Steve Leroux pour leur approche poétique d’univers très personnels ; Emmanuel Galland et Lucie Duval pour leur démarche extravertie qui remet en question les codes de la représentation ; Shari Hatt et Rosaura Guzman Clunes pour une approche semblable à ces derniers, mais plus engagée et politiquement articulée ; Susan Coolen, Isabelle Aubin et Loren Williams pour leur travail sur la collection d’objets ; Anthony McLean et Carl Bouchard pour leur travail autobiographique et installatif ; Emmanuelle Léonard pour son approche psychanalytique de lieux abandonnés ; Eugénie Shinkle et Yvan Binet pour leurs reconstructions de paysages ; Janieta Eyre (qui vit à Toronto) et Anne-Marie Zepetelli pour leurs autoportraits surréalistes ; Carol Dallaire et Marcel Blouin pour leur utilisation des nouvelles technologies de l’image.

JC : Si une institution ou un commissaire de l’étranger devait présenter un ou deux artistes québécois de la génération montante pour une exposition internationale sur la photographie des années 1990, qui suggérerais-tu, et pourquoi?
ÉT : Je pense que ce qui nous permettrait de reconnaître des artistes susceptibles de nous représenter à l’étranger est leur force d’expression. Pour cela, il faudrait chercher des pratiques qui sachent développer plusieurs idées à la fois, qui soient provocantes sans être tape-à-l’œil.
Et dans ce sens, si on voulait faire une proposition singulière, je suggérerais Yan Giguère et Andrea Szilasi. D’autant plus cette dernière dont la production s’est récemment développée dans le sens d’une critique de la représentation, où une réflexion sur le corps et l’identité sexuelle vient rencontrer le travail sur la matière. Bien sûr, il y a ici des artistes qui ont un travail imposant et qui ressemble davantage à ce qui a préséance dans les grands courants internationaux, c’est-à-dire des pratiques postmodernes qui jettent un regard cynique sur des phénomènes de la culture de masse. Je pense à Emmanuel Galland et à Lucie Duval. Mais si ce type de production a le mérite de se jouer des icônes de la société de consommation, il peut facilement ne contenir qu’une seule dimension et tabler sur l’utilisation d’un langage grand public, lequel est particulièrement prisé par les institutions muséales pour son didactisme et sa relative accessibilité. Du coup, la critique devient une pseudo-critique et une façon, surtout, de se donner bonne conscience dans un système social où l’image et la représentation sont maîtres et rois. Emmanuel Galland et Lucie Duval ont certainement le potentiel pour éviter ce genre de pièges, mais ces pièges se présentent bel et bien à eux.

JC : En termes de sensibilité, de quoi est teintée la photographie québécoise des années 1990?
ÉT : On pourrait parler d’« insoutenable légèreté ». Car s’il y a du léger, du ludisme, du banal et une certaine dose d’humour, il y a aussi un malaise existentiel. Il est sous-jacent, mais bien présent, dans la plupart des jeunes pratiques photographiques.

JC : Ce malaise est-il plus apparent dans les approches que tu nommes introspectives ou extraverties?
ÉT : Il se manifeste dans une approche comme dans l’autre, mais tout spécialement dans la première, puisqu’il semblerait qu’au Québec les jeunes générations de photographes se refusent, pour la plupart, à décrire une réalité sociale. Les mots d’ordre seraient le regard sur soi et les préoccupations existentielles.

JC : Est-ce, à ton avis, une indication d’une tendance continue de la photographie québécoise?
ÉT : Je ne sais pas. Mais j’estime qu’il faut éviter d’endosser le mythe de l’artiste possédant une inspiration et une vie intérieure si puissantes que ce qu’il produit soit nécessairement transcendant. Il y a plusieurs façons de communiquer, notamment à travers les expériences qu’on partage avec l’en­semble de la planète ou en divulguant une spécificité qui risque d’intéresser le reste de la planète.
La poésie est essentielle, mais elle ne doit pas avoir peur que le réalisme surgisse. Après tout, l’une des grandes qualités de la photographie est de pouvoir rendre compte d’une certaine réalité. Et beaucoup de jeunes photographes tendent à rejeter le réalisme de la photographie pour affirmer plutôt leur subjectivité en tant qu’artiste. Mais je ne crois pas qu’il faille opposer subjectivité et objectivité, car pour construire une image nouvelle, les deux doivent être au front.

1 Élène Tremblay est également directrice de la galerie (de photographie) Vox et agit comme commissaire pour La Couleur du confort, une exposition regroupant des pratiques émergeantes québécoises et canadiennes inscrite au programme du Mois de la Photo à Montréal 1999.

2 À propos de cet engouement récent pour des images antihéroïques, Dominique Baqué écrit « […] et dans ces photographies terriblement anodines, où rien ou presque ne vient faire signe, le banal — si on ose la formule — ne se « débanalisera » pas. Parce que là n’est plus l’enjeu. » Ce qui n’est pas le cas, précise-t-elle, pour les précurseurs de ce courant, dont Nan Goldin chez qui « s’élaborait la chronique d’une authentique ‘expérience intérieure’ […] ». « La Photographie des années 90 : figures d’un désenchantement », ArtPress, n° 240, Paris, novembre 1998.

Journaliste, critique et commissaire d’expositions, Jennifer Couëlle publie des écrits sur l’art depuis 1989. On a pu la lire notamment dans Parachute, Canadian Art et Art Press. Elle est aujourd’hui collaboratrice régulière de CVphoto et du magazine ELLE Québec.