Le BAL : nouvelle institution photographique en France ? – Michel Poivert

[Hiver 2012]

Nous vous présentons une analyse du contexte et des positionnements stratégiques ayant présidé à la naissance du BAL, une nouvelle institution photographique française tirant son origine du milieu des agences de presse indépendantes. Bien qu’une telle réalité n’ait pas son équivalent ici, les points de vue de Michel Poivert sur l’émergence des institutions, sur la reconnaissance de la photographie documentaire et sur les enjeux de la pédagogie de l’image permettent une mise en perspective fort intéressante des initiatives, et des reculs, de nos propres institutions sur les enjeux de la photographie.


par Michel Poivert

Le BAL a ouvert ses portes le 18 septembre 2010 à Paris. Le BAL est l’autre nom de l’association des amis de Magnum photos, il évoque en effet la fonction du lieu – une ancienne salle de BAL – qu’il occupe désormais au 6, impasse de la Défense dans le 18e arrondissement de la capitale. Depuis plus de deux ans, cette association a mis en place un programme d’activités consacrées à l’éducation à l’image auprès des publics scolaires, des enseignants et avec l’ouverture du lieu désormais au public le plus large. Orientés vers les productions documentaires, expositions, ateliers et autres événements s’y tiendront et la toute nouvelle structure communique avec dynamisme sur ses objectifs. La création d’une institution spécialisée est toujours un événement, elle constitue un mouvement dans l’univers culturel qui lui est propre et marque en ce sens des modifications qui, en l’occurrence, touchent à la fois à la réalisation des travaux photographiques mais aussi vidéo et cinématographiques. Que propose le BAL de différent ? Comment son action s’articule-t-elle aux efforts déployés par les institutions existantes ? L’importance des aides publiques (Ville, Région, État) signe-t-elle une orientation du politique vers de nouvelles structures ? Questions simples en apparence mais qui permettent peut-être de déceler un moment intéressant de l’histoire de la photographie contemporaine.

Pour qui s’est frotté à la mise en place d’institutions culturelles et artistiques, la création d’une structure apparaît toujours comme un tour de force : établissement d’une légitimité, observation patiente de la situation pour définir ses priorités, maintient coûte que coûte de l’intuition initiale, constitution d’un réseau de partenaires financiers, création d’une équipe dévouée, etc. Manifestement, le BAL avec à sa tête Diane Dufour a su bâtir pierre à pierre cet édifice et les conditions sont remplies aujourd’hui pour fonctionner à un régime soutenu. Une imposante « tribu », nom donné à ceux qui s’engagent à soutenir le projet, regroupe le « who’s who » du milieu de la photographie, et offre un instrument nécessaire de lobbying. Certes, comme souvent, la nouvelle institution ne part pas de rien. Jadis, le Centre national de la photographie partait d’une volonté politique et du talent d’un grand éditeur (le couple Lang-Delpire), il y a plus d’une génération maintenant, la Maison Européenne de la Photographie (MEP) naissait d’une confiance entre un maire et un homme de culture (Chirac-Monterosso), ou bien le CNP nouvelle formule des années 1990 bénéficiait d’une situation historique (l’arrivée de la photographie dans l’art contemporain et l’activisme d’un critique en la personne de Régis Durand). En ce qui concerne les Amis de Magnum Photos, les éléments déterminants sont spécifi­ques, ils procèdent des déplacements stratégiques, de la « diversification » pour parler marketing, des activités de l’agence Magnum. Les difficultés économiques qui touchent l’ensemble des agences photographiques dans le monde obligent en effet à inventer de nouveaux marchés. Dans les années 1990, la question de la culture a été au centre d’un premier déplacement majeur : alors que les images de presse se vendent moins bien, les agences commencent à exploiter leurs fonds sur un mode culturel (rappelons-nous les expositions Magnum présentées par la Bibliothèque na­tionale de France ou le Centre Pompidou). La figure de l’auteur et celle d’un patrimoine photographique de l’image de presse ont constitué les deux piliers de ce que j’ai pu appeler la patrimonialisation du photojournalisme mais aussi son esthétisation.

Avec le BAL, comme symptôme, la culture d’agence s’empare d’un nouveau marché, il s’agit non plus du musée ou des lieux consacrés à l’art, mais de l’école : le marché de l’éducation. Le pari est intéressant à plusieurs niveaux. Tout d’abord et à l’heure où Magnum aux États-Unis a renoncé à valoriser son patrimoine directement en le cédant à un fonds d’investissement, il ne s’agit plus d’exploiter les productions des photographes mais de les comprendre comme des objets didactiques : comment regarde-t-on le monde, comment se lit une image, quelle est l’histoire de ces documents, etc. ? Ultime étape de la crise des usages, le marché de la didactique est un trait d’époque, il permet de recentrer une activité sur des fondamen­taux (comprendre, éveiller les consciences, etc.) et il touche au cœur des enjeux : en n’étant plus une instance de production et de diffusion des images, une structure comme le BAL mise sur une matière première : les contenus (histori­ques, critiques, etc.) et les méthodologies de leur transmission (pédagogie).

Là, comme dans les métiers de l’information, on ne s’improvise pas professionnel. Si l’on considère la politique qui est celle de la Maison Européenne de la Photographie (MEP), dont les activités, à ses débuts, étaient liées avec la revue La Recherche photographique à l’université Paris VIII, on observe que la MEP a toujours ouvert ses portes à la vie associative et universitaire en créant un auditorium disponible gratuitement pour ce genre d’activité, en développant comme toute institution de type muséal un solide pôle éducatif et surtout en faisant de sa bibliothèque un lieu de référence. Toujours dans le périmètre parisien, le Jeu de paume consacre beaucoup d’efforts à l’accueil des publics scolaires et plus largement à des colloques et autres séminaires. L’éducation nationale, de son côté, à intégré dans ses programmes les questions de l’histoire de l’art et de la photographie mais aussi – pour y avoir travaillé beaucoup cette année j’en témoigne – à la place de la photographie dans la réforme du programme des arts plastiques au lycée. La Ville de Paris met également la main à la pâte côté scolaire avec l’activité de la Maison du geste et de l’image. Cette convergence et cette stabilité « croissante » de la question de l’éducation à l’image que l’on retrouve dans tous les musées d’art moderne et contemporain à travers l’essor de la médiation, est un phénomène majeur. Le BAL en a fait une analyse qui le met au coeur de son projet, l’éducation n’est plus alors un service parmi d’autres dans une structure mais l’identité même, comme elle l’est aujourd’hui, et dans d’autres domaines, pour les sociétés de services d’enseignement. En outre, en se fixant l’objectif universaliste d’éduquer le regard face au monde moderne on ne risque guère les critiques sur ses objectifs.

C’est donc entre consensus et originalité que s’impose la stratégie de l’éducation à l’image. Formons le vœux que l’alphabétisation du regard qui était la marque des utopies de l’avant-garde ne se résume pas à l’objectif d’un business plan.

En proposant et en obtenant du ministère compétent, de la Région et de la Ville de Paris, de sous-traiter l’enseignement en histoire de la photographie dans certains lycées, le BAL s’inscrit dans le mouvement général d’une privatisation de l’enseignement. Rien d’original ici, mais comment se pose la question des contenus et des compétences ? Pour l’instant, les enseignants sont recrutés sur le marché des doctorants qui y font des armes utiles pour leur future carrière, mais le développement de l’activité nécessitera de trouver plus d’enseignants formés à l’histoire des images. Une solution sera peut-être celle de la création d’un master professionnel dans le domaine, mais elle devra surtout réfléchir à une pédagogie spécifique en rapport étroit avec les enseignants (historiens, plasticiens, littéraires notamment) de terrain. Ne le cachons pas, l’ensemble des professionnels de l’enseignement et de la pédagogie culturelle regarde le phénomène BAL avec circonspection. Le volontarisme et la ténacité de cette jeune institution irritent parfois : que propose-t-elle qui n’existe déjà ? Comment obtient-elle du public comme du privé ce que d’autres se voient refuser au nom de la crise économique ? On l’a dit, l’époque est à la diminution des fonctionnaires et à l’externalisation, il est donc logique que Ville, Région, État et partenaires privés croient en une structure nouvelle, gérée selon les usages entrepreneuriaux. Symétriquement, on comprend qu’un projet éducatif dans le domaine ne cherche plus, comme par le passé, à créer sa propre école (trop cher au regard de la masse salariale notamment) et préfère se penser comme une offre de services face aux structures publiques elles-mêmes en demande. La culture du résultat s’applique désormais à tous, mais l’on sait aussi que le domaine de l’éducation est celui auquel elle n’est pas toujours adaptée. Les bilans d’activité ont beau déployer des résultats chiffrés, vous ne saurez jamais vraiment mesurer quantitativement les effets d’une péda-gogie qu’en la pensant sur le mode d’un investissement sur le (très) long terme.

Dans le monde de l’éducation, de la photographie et même de la recherche, l’arrivée du BAL provoque donc quelques remous. Pour parler en économiste, les parts de marché que guigne le BAL vont peut-être devoir se diviser. Les festivals de photographies (Arles, Perpignan et autres plus modestes) ont depuis longtemps ouverts leurs portes aux colloques, stages et autres aspects pédagogiques ; simples faire-valoir pour attirer les partenaires institutionnels ou tout simplement éléments indispensables d’une offre caractéristique de ce type d’événement, la question des savoirs et de leur transmission est de plus en plus au cœur des institutions photographiques qui, longtemps, se contentaient de donner à contempler. Du voir au savoir, un trait d’époque se dessine pour l’histoire de la photographie. Le BAL s’inscrit au final dans une nouvelle cartographie encore en pointillé dans la valorisation des créations photographiques. Largement encouragée par la politique photographique du ministère de la Culture, l’activité des fondations et associations « nouveau régime » trouve surtout sa place dans des projets tels que celui qui est désormais réalisé du côté de la ville d’Arles avec le lancement de la fondation LUMA qui comprendra un pôle de formation de type universitaire, une école, etc. Ainsi, avec le prestige de nouveaux lieux, de nouveaux acteurs, de moyens importants et d’un encourage­ment du politique, le monde de l’image photographique se redessine après l’époque des institutions héritées du ministère Lang.

Reste le positionnement esthétique du BAL dans le domaine de l’image. En faisant la promotion des images documentaires et de l’analyse du rapport au réel, le BAL est à la fois fidèle aux missions initiales d’une agence de reportage et en phase avec une part de la création contemporaine où le documentaire a su acquérir ses lettres de noblesse. Au surplus, son ouverture à la vidéo et au cinéma lui permet de ne pas afficher une spécialisation trop étroite. Il sera intéressant d’observer comment évoluera ce positionnement, il est le produit de ce que l’on a remarqué dans les écoles d’art depuis une vingtaine d’années (développement de la vidéo et du cinéma, mise à l’honneur du documentaire) et, à ce titre, il capitalise les formes de reconnaissances qui en sont la conséquence (les vedettes de la scène photographique internationale ne sont-elles pas toutes des apôtres du document, d’Allan Sekula à Jeff Wall ?). Mais lorsqu’un nouveau virage esthétique sera pris, la plus-value que constitue le prestige de l’art contemporain pour la tradition du reportage risque de se réduire et de ramener la photographie « documentaire » à sa stricte valeur d’usage, celle de l’information, alors même que cette dernière joue sa dernière carte grâce à l’intérêt que les artistes lui ont trouvé. En un mot, l’opportunité historique et esthétique dont bénéficie le positionnement du BAL est un symptôme passionnant pour l’historien du présent, outre le fait que son fonctionnement est régi par les lois classiques du libéralisme, la définition de ses contenus sur lesquels elle sera jugée nécessitera une anticipation permanente des valeurs de l’image documentaire pour ne pas se refermer, à terme, sur un schéma corporatiste.

Texte publié le 8 septembre 2010 – et toujours disponible – sur ViteVu, le blog de la Société française de photographie : www.sfp.asso.fr/vitevu/index.php/2010/09/08/382-le-bal-nouvelle-institution-photographique-en-france.

Très engagé dans le milieu de la recherche photographique français, Michel Poivert a notamment présidé à la renaissance de la Société française de photographie et est membre du comité de rédaction de la revue Études photographiques. Il a produit plusieurs ouvrages et plusieurs expositions sur la photographie. Son plus récent livre, Brève Histoire de la Photographie, essai, est paru chez Hazan en 2015. Michel Poivert est professeur en histoire de l’art contemporain/histoire de la photographie à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne.

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