Le «has been» du «ça a été»…

[Été 1996]

par Robert Legendre

Je viens de feuilleter à nouveau La Matière, l’ombre, la fiction1, catalogue publié à l’occasion de l’exposition du même nom présentée à la salle Colbert de la bibliothèque de France en 1994-1995 et dont Jean-Claude Lemagny était commissaire. Il signe d’ailleurs la plupart des textes de cet ouvrage. Et je me suis délecté des magnifiques images de ce livre.

Elles ont avivé en moi le souvenir de cette exposition séduisante. J’ai été encore une fois ravi par la limpidité des textes et du raisonnement qui les sous-tend. Le dépouillement de la phrase qui permet un libre accés à une pensée affranchie des préceptes académiques à la mode, donne une prose paisible et assurée, qui fait voir autrement.

Je simplifie (criminellement), certes, les propos de ce grand homme et je les traduis imparfaitement, mais j’affirme quand même qu’il écrit que l’objet photographique persiste et est. Si l’on donne moins d’importance à l’assertion de Roland Barthes ça a été — assertion teintée d’un passéisme romantique, faut-il le dire — l’on se rend mieux compte que les cloisonnements catégoriques de la photographie relèvent plus de l’artifice que de la réalité intrinsèque des objets eux-mêmes ou de l’intention des photographes.

Lemagny a une vision des choses qui ne laisse aucune ambiguïté quant aux appartenances artistiques de la photographie. Bien au contraire. En photographie, comme dans toute forme d’art, on trouve les propositions géniales de certains artistes, la production pénarde, bonhomme et tranquille d’un grand nombre, mais aussi des chromos absolus aux prétentions sans bornes que leurs auteurs sans-gêne tentent, par de nombreux subterfuges et stratagèmes, de nous imposer comme œuvres et comme art.

Cet ouvrage donne aussi à réfléchir sur l’image numérique en posant quelques repères permettant de discerner le photographique du peint et du dessiné. Le photographique étant nécessairement lié à un acte particulier et à des technologies analogiques ou numériques précises, les œuvres qui en découlent se regroupent dans un créneau formel particulier. L’évolution du média photographique se fait au plan technologique et est actuellement suscitée par des préoccupations d’économie, de commodité et de rentabilité. Les modèles conceptuels demeurent les mêmes, tout comme les champs d’intérêt des auteurs. À la rigueur, nous proposera-t-on le portrait et le paysage pour qualifier les cadrages de nos images, les termes vertical et horizontal étant sans doute trop vagues pour exprimer de tels concepts (que nous proposera-t-on pour le viseur carré ?).

Le traitement numérique d’éléments photographiques — et leur assemblage dans des objets visuels originaux — nous confronte bien plus à un média nouveau, dont la technologie informatique a pour caractéristiques principales, d’une part, de libérer l’artiste (technicien) de nombreuses étapes fastidieuses du travail, et d’autre part, de permettre l’utilisation d’une gamme de supports incroyablement performants par rapport à ceux qu’ont utilisés les artistes jusqu’à aujourd’hui.

L’artiste contemporain est confronté quotidiennement à l’informatique ou à des mutations du media photographique, mais en fait c’est l’univers des communications qui se transforme de façon exponentielle. On aurait peut-être pu pressentir sa croissance vertigineuse en analysant l’histoire des communications depuis 1950, mais peut-être manquait-on de perspective, tout occupés que nous étions à concevoir, à développer, à travailler.

Le média numérique convient absolument aux univers intangibles de nos esprits. Les jeux de la diffusion et de l’information générés par les réseaux de communication créent une pléthore de référents qui encouragent l’artiste à outrepasser les règles établies. Le est qui a été se transformera peut-être ici en sera… La théorie, qui suivait tant bien que mal une réalité de l’œuvre depuis le milieu des années quatre-vingt, va peut-être maintenant devoir courir.

Toujours est-il que la vie continue. Dès septembre, Franck Michel assurera la permanence de la revue et occupera le poste de rédacteur en chef. pour moi, ce fut une aventure plaisante et rarement ennuyeuse. Mais toute bonne chose a une fin.

1 Jean-Claude Lemagny, La Matière, l’ombre, la fiction, Paris, Nathan-Bibliothèque nationale de France, 1994, 192 pages.