Le livre photographique au Québec, Intuitions pour une histoire à défricher – Alexis Desgagnés

[Printemps-été 2014]

Par Alexis Desgagnés

J’ai découvert Marcel Cognac par hasard. Un hasard qui s’offre à qui sait l’attendre. Un hasard qui s’offre à qui cherche à comprendre un peu sa culture et son pays. En tombant sur un exemplaire de son livre Visages du Québec, publié en 1964 et dont le texte est signé par Jean-Charles Harvey, je ne savais pas encore qu’Harvey, mort douze ans avant ma naissance, était, comme mes parents, un enfant des paysages magnifiques de Charlevoix. Je n’avais pas lu non plus le sulfureux Les demi-civilisés, dont j’avais cependant sauvé un exemplaire de l’autodafé contemporain auquel se livre ma société : 2,95 $ à l’Armée du Salut. Au Colisée du livre de Québec, ce n’est pourtant pas la réputation de Harvey en tant qu’auteur qui avait guidé mes mains vers cet exemplaire de Visages du Québec. La magnifique page couverture dépourvue de titre et illustrée par une photographie en noir et blanc montrant des billots de bois avait capté mon attention. Scène de drave : premier contact avec Marcel Cognac1.

Certes beau, le livre n’est pas génial. En le feuilletant, on y retrouve la célébration photographique des sempiternels stéréotypes usés de la culture québécoise, dont je vous épargne l’énumération puisque vous les avez peut-être déjà ressassés au point d’en avoir été honteux. Comme il m’est récemment apparu que cette honte ne m’habite désormais plus, j’en suis venu à considérer ce livre comme un des maillons de cette histoire à défricher qu’est celle du livre photographique au Québec. S’agissant de publications antérieures aux années 1980, cette histoire se résume en effet à quelques livres mythiques qu’on peut aisément compter sur les doigts d’une seule main. Pouce : Où la lumière chante (1966). Index : Les ouvriers (1971). Majeur : Open Passport (1973). Annulaire : Disraeli (1974). Auriculaire : Transcanadienne sortie 109 (1978)2. Pour les oubliés, il me reste l’autre main.

Visages du Québec entre les mains, il m’a pourtant fallu m’autoriser un léger bond en arrière pour apprécier le travail de Cognac, en 1962, année où il a publié Guerre aux loups ! 3 Dans ce reportage photographique autoédité, Cognac met en scène des cadavres de loups gelés par le froid, afin de livrer un effrayant plaidoyer en faveur de l’abattage de ces bêtes par empoisonnement à la strychnine. Si c’est avec une profonde indignation que cette lecture m’apprend l’extermination massive de cette espèce magnifique à laquelle s’est alors livré le jeune ministère de la Chasse et des Pêcheries 4, il reste que le corpus comporte des images étonnamment puissantes, faisant de l’ouvrage un petit bijou de la mise en scène en photographie et un OVNI dans le paysage désertique de l’histoire du livre photographique québécois.

C’est plutôt le thème du pays qui domine les quelques ouvrages mettant un peu de chair sur le squelette rachitique de cette histoire. Comment s’en surprendre ? Aux balbutiements de la révolution tranquille, la quête du pays n’avait pas été inféodée aux intérêts partisans des politiciens et l’on était encore collectivement fier d’appartenir à un territoire dont on avait déjà suffisamment conscience pour qu’il ne reste, comme dit la chanson, qu’à le nommer. De ce territoire et de ses habitants, c’est peut-être au photographe Michel Régnier qu’on doit le portrait le plus complet. Comme pour Visages du Québec, le premier coup d’œil aux ouvrages de Régnier laisse une certaine impression de déjà-vu, qui s’estompe pourtant lorsqu’on remet en perspective le fait que ces publications sont antérieures à la folklorisation désormais institutionnalisée de notre histoire, à laquelle se livre souvent, par masochisme, notre société colonisée.

Français d’origine, Régnier a laissé sa marque dans notre culture, entre autres en tant que réalisateur de l’importante contribution au catalogue de l’Office national du film que constitue le court-métrage militant Griffintown (1972). La préoccupation de Régnier à propos de l’embourgeoisement des quartiers populaires de la métropole québécoise, dont témoigne ce film, s’enracine dans l’intérêt de longue date que le cinéaste porte à cette ville et dont on prend la mesure en feuilletant l’ouvrage Montréal, Paris d’Amérique5, qu’il a publié en 1961. Ce livre bilingue fait dialoguer des extraits d’œuvres de vingt-deux poètes « canadiens », notamment Félix Leclerc, Roland Giguère, Saint-Denys Garneau et Louis Dudek, avec un impressionnant corpus photographique transposant l’esthétique humaniste dans les rues de Montréal. Ce « Paris d’Amérique » que décrit Régnier, c’est une ville modelée par la juxtaposition des symptômes transitoires de la modernité nord-américaine avec les manifestations encore persistantes d’une culture canadienne-française de plus en plus isolée dans le passé.

Dans Québec, une autre Amérique6, ouvrage de 1970 et donc approximativement contemporain de la Nuit de la poésie et de la crise d’Octobre, Régnier propose une vision panoramique de la société québécoise, motivée par son désir affirmé de transmettre son amour fou pour son pays d’accueil. Arpentant le Québec d’est en ouest et du sud au nord, Régnier déconstruit le territoire en une série de photographies qui, cumulant des représentations souvent anecdotiques de la vie quotidienne ainsi que maints paysages sublimes et visages introspectifs, offre une description assez complète de la réalité socio-économique de l’époque. Il convient de souligner la présence des nations autochtones dans les pages conclusives de l’ouvrage, la condition amérindienne étant présentée comme une partie intégrante de la mosaïque culturelle québécoise, ce qui est trop rarement le cas encore aujourd’hui. Cette publication revêt également une importance singulière du fait qu’elle semble constituer un des premiers efforts significatifs pour renverser la hiérarchie du texte et de l’image, la faisant pencher sans équivoque en faveur de cette dernière. En dépit du portrait relativement connoté qu’il offre du Québec, ce livre préfigure, de ce fait, les incontournables Les ouvriers, Open Passport et Disraeli, qu’il est légitime de considérer comme les premiers livres de photographes québécois émancipés du joug que le texte exerce communément sur l’image.

Même si elles sont encore tributaires de cette hiérarchie, il importe tout de même de reconnaître l’apport de quelques autres publications à la genèse de l’histoire du livre photographique au Québec. D’abord, on doit à l’abbé Albert Tessier, pionnier du film documentaire québécois, les six volumes de la série « Les beaux albums Tavi », publiée par Fides de 1942 à 1946, ouvrages programmatiques dont les textes et les photographies, signés par Tessier, relèvent clairement d’un souci de propagation des valeurs régionalistes du catholicisme d’alors. Notons que des photographies de Tessier illustraient déjà un recueil de poésie intitulé Images et proses, de Rina Lasnier (Les Éditions du Richelieu, 1941). Il faut aussi rappeler que le recueil Refus global (Éditions Mythra-Mythe, 1948) comporte les célèbres photographies de Maurice Perron montrant la Danse dans la neige de Françoise Sullivan. Mentionnons, en outre, le livre Images apprivoisées, que Roland Giguère a publié aux Éditions Erta en 1953 et qui consiste en une série de poèmes « provoqués », ainsi que l’affirme l’auteur, par des photographies appropriées proches de celles qui illustrent certaines publications surréalistes françaises. Dans le sillage de cet ouvrage, l’album Image et verbe (Image et verbe éditions, 1966) donne à lire des textes poétiques inspirés de trente photocollages de l’artiste abitibienne Irène Chiasson. Enfin, il faut compter les publications Où la lumière chante, du photographe de Québec François Lafortune, et Québec et l’Île d’Orléans (Éditions du Pélican, 1968), du duo Mia et Klaus. Procédant de démarches proches de celle de Régnier, ces deux livres reçoivent respectivement les contributions poétiques de Gilles Vigneault et de Gatien Lapointe.

Pour conclure ce survol probablement incomplet des origines du livre photographique au Québec, il convient de glisser l’album photographique Quinze novembre (Éditions Intrinsèque, 1976) entre le magistral Disraeli et le puissant Transcanadienne sortie 109, deux ouvrages qui sont déjà relativement bien connus. Comme son titre le laisse deviner, Quinze novembre relate, du matin au soir, la journée de l’élection provinciale de 1976, qui porta pour la première fois au pouvoir le parti indépendantiste de René Lévesque. Signé par un collectif de sept photographes qui semblent issus du domaine du photojournalisme, le corpus de cet album nous transporte des bureaux de vote montréalais aux coulisses de quelques locaux de campagne du Parti Québécois (PQ), avant de nous faire entrer dans l’atmosphère endiablée et enfumée du mythique aréna Paul-Sauvé. La description photographique exhaustive de cette « journée pas comme les autres » permet de saisir le caractère historique que revêtait à l’époque, pour le peuple québécois, cette victoire électorale du PQ. La joie palpable des candidats victorieux, comme celle des partisans venus nombreux remplir les gradins de l’aréna, rend compte des certitudes d’alors de voir enfin réalisée, dans un jour pas trop lointain, l’indépendance du Québec. Destiné à commémorer cette élection, l’album s’achève sur une retranscription du discours vibrant prononcé ce soir-là par René Lévesque : « On n’est pas un petit peuple, on est peut-être quelque chose comme un grand peuple. » En feuilletant ces pages et en lisant ces mots près de quarante ans plus tard, on comprend mieux comment, malgré les échecs référendaires de 1980 et de 1995 et un virage prononcé de la social-démocratie vers le néolibéralisme, ce parti parvient aujourd’hui à duper systématiquement les électeurs qui persistent à considérer comme réelle sa volonté de contribuer à l’émancipation politique du peuple québécois.

Le panorama qu’on vient de lire, et qui porte sur ce territoire à défricher que constitue l’histoire du livre photographique québécois avant 1980, n’est pas motivé par un souci de proposer une compréhension exhaustive de cette histoire. Pour témoigner en profondeur de celle-ci, il aurait en effet fallu m’investir beaucoup plus que je ne l’ai fait à ce jour dans une recherche qui reste en grande partie à mener, par moi ou par d’autres. En écrivant ces lignes, mon intention est plutôt de proposer quelques intuitions concernant ce sujet, aussi imparfaites soient-elles, dans l’espoir de voir cette histoire, encore embryonnaire, s’enrichir petit à petit des connaissances qui procureront au champ de l’édition photographique québécoise contemporaine un fondement historique solide.

Depuis le début des années 2000, on assiste, hors du Québec, à l’efflorescence de publications historiques témoignant de l’importance du livre pour la création photographique. De telles publications ont permis la reconnaissance et la légitimation d’un ensemble de pratiques éditoriales novatrices, centrées sur la photographie, et contribuant à l’essor fulgurant d’un marché du livre duquel les artistes québécois sont relativement absents. Malgré la qualité du travail photographique qui se fait aujourd’hui au Québec, la production de livres photographiques est encore marginale chez nous, et ce, principalement pour deux raisons. D’une part, l’absence de connaissances approfondies de l’histoire québécoise de ce type de parutions rend difficiles la reconnaissance de cette « forme autonome 7 » de la création photographique et la constitution d’un lectorat sensible aux enjeux spécifiques de celle-ci. D’autre part, bien que la société québécoise se soit outillée de structures de financement public de la culture qui permettent à celle-ci d’exister sans être complètement inféodée aux impératifs pécuniaires du marché mondial de l’art, la production de livres photographiques québécois n’est pas favorisée par les programmes de financement actuellement en place, qui envisagent principalement le livre d’art comme un outil de promotion des carrières artistiques individuelles, plutôt que comme une forme de création à part entière. Cette réalité a pour conséquence de contraindre les initiatives éditoriales en arts visuels à mouler leurs produits sur le modèle finançable de la monographie et à souscrire à la préséance du contenu textuel des publications sur leur contenu visuel. Il va de soi que cette conception du livre d’art est incompatible avec les enjeux de production des livres photographiques.

Étant confronté à ces difficultés à titre de praticien intéressé à œuvrer dans ce champ particulier de la création, il m’importe de participer, au meilleur de mes capacités, à la reconnaissance historique de celui-ci, en formulant le souhait de voir un jour cette reconnaissance trouver une résonance dans les politiques de financement public de la culture québécoise. Ce financement souhaité est d’autant plus nécessaire qu’étant donné le développement fulgurant du marché mondial du livre photographique, les artistes d’ici qui souhaiteront éventuellement produire de tels livres feront face, faute d’un soutien public adéquat, à un dilemme difficile : produire leurs livres à l’étranger plutôt qu’au Québec ou sacrifier à la domination américaine de ce marché l’usage de la langue française. Dans les deux cas, la culture québécoise s’en trouvera assurément perdante.

1 Jean-Charles Harvey et Marcel Cognac, Visages du Québec, Ottawa, Le Cercle du livre de France, 1964 ; Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés, Montréal, Typo, 1993 (1934).
2 François Lafortune et Gilles Vigneault, Où la lumière chante, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1966 ; Pierre Gaudard, Les ouvriers, Ottawa, ONF, 1971 ; John Max, Open Passport, Toronto, Impressions, 1973 ; Collectif, Disraeli, une expérience humaine en photographie, Montréal, Les Publications de l’imagerie populaire, 1974 ; Jean Lauzon et Normand Rajotte, Transcanadienne sortie 109, Montréal, Les Éditions OVO, 1978.
3 Marcel Cognac, Guerre aux loups !, s.l., Éditions Marcel Cognac, 1962.
4 Sanctionnée le 14 mars 1962 par le gouvernement libéral de Jean Lesage, la Loi instituant le ministère de la chasse et des pêcheries est contemporaine de la publication de Guerre aux loups !
5 Michel Régnier, Montréal, Paris d’Amérique, Montréal, Éditions du Jour, 1961.
6 Michel Régnier, Québec, une autre Amérique, Québec, L’éditeur officiel du Québec, 1970.
7 Alexis Desgagnés, « Le livre photographique : considérations autour de quelques projets récents de John Gossage », Ciel variable, no 95 (automne 2013), p. 62-66.

 
Alexis Desgagnés vit et travaille à Québec. Ses recherches abordent la théorie et la pratique de la photographie sous un angle dialectique. Son travail photographique a été montré à L’Œil de poisson et à Regart (Québec), ainsi que dans diverses revues. Collaborateur régulier du magazine Ciel variable à titre d’auteur, Alexis Desgagnés est chargé de cours à l’Université de Montréal et à l’Université Laval, et a été directeur artistique à VU, centre de diffusion et de production de la photographie.

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