Le travail des femmes – Sophie Voillot

[Automne 1990]

par Sophie Voillot

Ça y est, le travail est commencé. J’ai appelé la sage-femme, j’ai appelé ma sœur, puis je n’ai plus eu personne à appeler… Toutes tes cinq minutes, un bourreau me frappe un grand coup de poing dans le dos de toutes ses forces.

Un bourreau bien payé, qui ne prend jamais de breaks, qui ne fume même pas une petite cigarette de temps en temps, un bourreau qui fait du zèle. J’en ai le souffle coupé. Je me lève. Je me rassois. Je fuis la torture. Je m’ancre dans le regard de mon chum. Il souffre de ma douleur, il ne sait pas quoi faire. J’essaie de respirer, mais je ne sais plus comment on faisait dans tes livres, ou dans tes cours prénatals, lors de toutes ces répétitions qui ressemblaient autant au vrai travail que les photos déjeunes mamans en dentelles me ressemblent en ce moment, moi qui sue sang et eau, à moitié nue malgré la neige de février qui tombe… dehors, dans le monde incongru qui continue à vivre de l’autre côté de la fenêtre.

Ça y est, le travail est commencé. Elle m’a appelée au beau milieu de la nuit. Ça ne rate jamais. Je venais juste de m’endormir, je me suis couchée tard, et la petite qui n’arrête pas de faire des cauchemars en ce moment. Les femmes accouchent presque toutes la nuit, dans le monde lunaire et clandestin de l’obscurité. J’enfile machinalement des vêtements démodés qui ne craignent pas les taches. Je pense à celle qui commence à accoucher là-bas, qui va devenir mère pour la première fois. Elle va devoir mettre au monde beaucoup de gens cette nuit : elle-même comme mère, son chum comme père, en plus du bébé. Je crois qu’elle veut une fille, qu’il veut un fils. La guerre des sexes est partout. Je ramasse mon matériel : trousse médicale, bonbonne d’oxygène, fœtoscope, gants stériles. Puis j’appelle un taxi. J’espère qu’il y a du café chez elle.

Ça y est, le travail est commencé. Ma sœur m’a appelée tout à l’heure. J’étais déjà sur la job. Je vais être matante. Ça fait drôle d’y penser. Je vois son ventre se contracter, ses seins qui vont se gonfler de lait, cet enfant qui a mûri dans le corps de ma petite sœur, nous qui venons du même ventre. Moi, je n’ai pas eu d’enfant. Je fais attention à mon instrument de travail. Deux scotchs sur glace, une Black Label, un jus de tomate. Je sers ce qui reste sur mon cabaret, puis je monte sur la scène : c’est mon tour. J’ai demandé au DJ de mettre du rock, mais comme d’habitude, il met n’importe quoi. Je déteste me déshabiller sur n’importe quoi. Il n’y a pas beaucoup de monde ce soir. J’enlève négligemment ma brassière en pensant à ma sœur dans son appartement rose, avec son chum inquiet ; elle dit que la sage-femme va bientôt arriver. J’ai hâte que la soirée soit finie. Je leur montre mes seins en paradant lentement autour de la scène. Puis j’enlève mon g-string pailleté, tout doré, celui que ma chum Thérèse m’a fabriqué. Je le lance presque à un cave accoté à la scène, mais s’il croit que je vais lui laisser le cadeau de Thérèse, il se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Je me balance les hanches en fixant un point dans le fond de la salle. Le truc, c’est de ne regarder personne dans les yeux : de toute façon, il n’y a rien de beau à voir. Plus que deux heures avant la fin de mon shift.

Ça fait des heures que ça dure. La sage-femme est arrivée, elle a mesuré le col de mon utérus. Même ces mots-là sont masculins. Ils ne m’appartiennent pas, eux qui parlent si fort de ce qui fait de moi une femme : UN col, UN utérus, UN vagin, UN clitoris. Il parait que le travail n’est pas encore très fort, que mon col n’est pas tellement plus dilaté qu’au début. Une contraction me happe et me plaque contre le mur. Je la porte à bout de bras, à bout de souffle. Elle me laisse haletante. Qu’est-ce que je vais faire quand elles seront très fortes, je voudrais bien que la sage-femme me le dise? J’ai peur. Je veux que ça s’arrête. Je ne veux plus être mère. Je voudrais aller jouer à la marelle avec ma petite sœur, avant qu’elle danse nue, quand nous étions deux princesses aux longs cheveux lisses qui galopaient sur des chevaux tout blancs. Avec des ailes. Je crois qu’il y en a une autre qui s’en vient. J’ai peur d’avoir mal.

Elle fuit la douleur. Elle reçoit la contraction comme un fardeau trop lourd, une charge écrasante. Son corps est un animal tenu en laisse. Elle ne veut pas le lâcher. Je vois dans son regard une application, une concentration qui dit : je ne veux pas perdre le contrôle. Comment l’amener à devenir animale, à mettre bas comme une primitive? Dehors, il neige. La montagne est belle. Je fais du café, je mets de la musique douce. Il y a dans l’appartement une atmosphère de contrainte. Je me souviens soudain d’une ancienne coutume d’Europe, une coutume celte, je crois. Les sages-femmes ouvraient toutes les portes de la maison où une femme accouchait, elles détachaient leurs cheveux, défaisaient tous les nœuds. Je me promène en cachette dans le logement : j’entr’ouvre les fenêtres, j’entrebâille les portes des pièces sombres pleines de secrets. Je dégage un peu les tiroirs de la cuisine ; les portes des armoires s’ouvrent toutes seules. La lumière de la lampe brille sur les tasses de porcelaine alignées sur les étagères. Un léger souffle de liberté danse enfin autour du lit. Il faudrait que j’arrive à la faire rire. Le café est prêt. Je suis fatiguée.

Ça y est, la soirée est finie. Pas trop tôt. Je ramasse mes tips. Il y a un salaud qui a commandé du cognac pour toute une tablée, ils devaient bien être douze, et quand j’ai eu fini de tous les servir, il m’a donné cinq cents. Pour toute la commande. J’ai laissé tomber la pièce dans son verre en lui disant avec un scorpion dans la voix: «T’en as ben plus besoin que moi. » Puis je leur ai tourné le dos et je ne les ai plus servis de la soirée. Il a fallu qu’ils se trouvent une autre danseuse pour aller faire la fine à leur table. J’en veux pas de leurs cinq piasses. Ça, c’est une autre chose qui a pas d’allure. Quand j’ai commencé, il y a cinq ans, c’était déjà cinq piasses pour danser aux tables. Tout a augmenté, sauf ça. J’ai assez hâte d’arrêter ça, cette job de fou-là. Je vais me trouver une job straight. Mais ça fait cinq ans que je dis ça. Je suis tannée.

Oh ça y est, ça veut pousser, ça pousse, je ne sais plus ce que je fais là, qu’est-ce qui m’arrive, la douleur se dépasse elle-même et me prend jusqu’au plus secret du ventre. Je m’ouvre comme une noix sous la pression de cette charrue sans pitié qui me laboure le cœur. La sage-femme et son assistante sont soudain très occupées, mon chum me regarde avec ses grands yeux pleins d’étoiles mais je ne peux pas parler, je suis prise dans un cocon, dans une tornade, encore une, ça pousse, mon dieu, mon bébé… La sage-femme a un mouvement vers l’arrière, mon chum met ses mains sous moi, elle dit : « Comme ça, c’est ça » et la petite tête sort en soupirant dans tes mains de mon chum, de son père… et moi je pousse comme la Terre tourne : rien ne peut m’arrêter. Il a mis le bébé sur mon ventre, mon bébé, mon petit bébé. Le jour se lève. Mon cœur coule dans mes yeux.

J’ai bien cru qu’elle n’y arriverait pas toute seule, mais à l’approche de l’aube, les contractions ont atteint leur pleine force et la poussée a commencé. Le père s’est approché spontanément et je n’ai eu qu’à le guider, à peine. Le bébé est né dans ses mains, ils se sont regardés avant même la naissance du petit corps. Je fais vraiment un beau métier : le plus beau du monde. Et le plus vieux. Le placenta est sorti presque tout de suite, tout s’est mis à bien aller, le jour est né en même temps que le bébé. Dans le temps, ça aurait sûrement voulu dire quelque chose. Voilà, la Terre tourne avec un être vivant de plus dans les bras. J’ai les yeux dans l’eau.

Le jour se lève. J’ai appelé ma sœur : le bébé est né. C’est son chum qui me l’a dit; elle, elle se repose avec son petit fruit. C’est drôle, je n’ai même pas pensé à lui demander si c’était une fille ou un garçon. Il y avait du bonheur dans sa voix, et comme de la surprise. Comme s’il commençait tout juste à croire que c’était pas une farce. La neige s’est arrêtée. Je marche dans les rues froides de la ville, dans l’aube violette. La ville qui contient une petite personne de plus. Si c’est une fille, dansera-t-elle nue plus tard? Si c’est un garçon, ira-t-il voir les danseuses d’un regard humiliant? Mes talons aiguille s’enfargent dans l’asphalte craquée ; dessous, il y a la Terre. Mon make-up est fatigué ; dessous, il y a mon vrai visage. Ma sœur est mère, et moi je marche dans les rues de l’aube sous le beau ciel propre, dans la grosse ville sale. J’ai pas envie de rentrer, j’ai pas envie de sortir. Je voudrais pouvoir pleurer.

Mai 1990