Leonard Schlichting – Janette Platana, Leonard Schlichting : Embarkation et enracinement

[Printemps 1994]

par Janette Platana

L’œuvre Embarkation de Leonard Schlichting respire le plaisir brut de la vie dans le monde des sens, où les moindres détails sont appréciés dans leur plénitude. Cette œuvre suggère I la fascination d’une observation minutieuse, et les images sont le produit d’une incrédulité immobilisée, d’une convention par laquelle on accepte de changer de point de vue et d’échelle, pour qu’ainsi une toile d’araignée puisse devenir aussi impénétrable qu’une cage, aussi réconfortante qu’une couverture, aussi enveloppante qu’un voile. Ce déplacement de la perspective reconstruit le monde selon le point de vue probable d’un insecte ou d’un poisson, de la nature comme perçue en elle-même, ou encore à travers un regard d’enfant, avec l’innocence, l’enchantement et la sensation de disproportion devant la vie qui l’accompagnent.

L’enfance occupe une grande place dans cette œuvre (dont seulement une partie est exposée ici). Pour être plus précis, disons qu’Embarkation illustre la traversée de l’enfance. Les images déchirantes d’un village manitobain où a été relocalisée une population déracinée balisent le début d’une histoire d’exil, mais les images suivantes montrent clairement que l’artiste sait que, bien que certains d’entre nous soient chassés du pays natal, nombre d’entre nous sommes des expatriés en quête du lieu d’appartenance. Les autoportraits rassemblés dans Embarkation dénotent le sentiment de déracinement ou d’exil qui habite certaines personnes depuis leur naissance et suggèrent qu’il est sans doute nécessaire de vivre le renoncement avant de connaître le bonheur d’être chez soi.

Pourtant, plusieurs images qui traitent de la récompense apportée par le sacrifice ont un caractère équivoque. Une silhouette humaine flotte à une courte distance de la surface de l’eau. Il est difficile de dire si c’est un homme ou une femme. On discerne mal si la silhouette regarde vers le haut ou vers le bas. Elle s’élève peut-être ou alors s’apprête à plonger pour la dernière fois. Impossible d’affirmer si nous assistons ici à une arrivée ou à un départ.

Ce voyage aquatique est cependant parsemé d’images et de résonances insulaires. Ces photographies introduisent l’espoir dans l’œuvre : il est possible de former de nouvelles racines après l’exil. Après tout, le rêve est bien l’écho d’une réalité.

Je tenais à compléter ce portfolio par quelques images d’un travail précédent de Leonard Schlichting intitulé My Sister, Myself. Ce travail, diffusé à l’automne 1990 par la Galerie 44 de Toronto (Ontario) et en 1992 par la Galerie Séquence de Chicoutimi (Québec), est particulièrement intéressant sur le plan de la conception et du rendu. C’est de la photographie intelligente et particulièrement bien articulée. Je publie aussi le court texte qu’avait rédigé Schlichting pour l’occasion dans le fascicule de présentation de l’exposition, espérant que le tout vous permettra d’apprécier pleinement les images du portfolio de ce photographe.
⎯ R. L.

Ma sœur et moi
A 16 ans, j’ai traversé en courant un champ de céréales tout juste moissonné pour annoncer à mon père la naissance de ma soeur. 25 ans plus tard, elle m’appelait pour m’apprendre le décès de notre mère. La mort de ma mère m’a obligé à penser à notre famille et à la nécessité de resserrer les liens amoindris par le temps et l’éloignement. Au cours de la période qui a suivi la mort de ma mère, j’ai refait connaissance avec ma soeur Lynette et ai découvert en elle une âme proche de la mienne, une femme chaleureuse et créative. Nous avons décidé d’explorer notre deuil commun, ainsi que les liens parfois joyeux qui unissent les enfants d’une même famille : nos points de rencontre et de divergence. Notre exploration a pris la forme d’une performance avec l’appareil photographique pour unique témoin.

Les photographies nous permettent souvent de découvrir ce que nous sommes et ce que nous deviendrons peut-être. Je suis un masque de ma famille. D’une certaine façon, la mort de notre mère marque la mort de la famille : la mort de notre sécurité. L’image demeure, mais la voix qui apaise s’est éteinte.
⎯ Leonard Schlichting, juin 1990

Leonard Schlichting vit et travaille à Toronto. Il est membre actif de la Gallery 44 et fut président du conseil d’administration de la Floating Gallery située à Winnipeg. Récipiendaire de plusieurs bourses, son travail est largement diffusé au Canada depuis 1976.

Janette Platana écrit des textes de fiction et d’analyse. Elle habite Toronto et travaille au Gallery 44 Centre for Contemporary Photography. L’auteure collabore présentement avec l’artiste April Hickox à la réalisation d’un ouvrage réunissant photographies et poésie et qui sera publié par la Galerie VU en 1994.