L’Homme au cabinet – Marie-Hélène Montpetit

[Printemps 1991]

par Marie-Hélène Montpetit

Moi, mon père, ma mère. Mes frères, mes sœurs. Œdipe, surmoi, moi. Moi, ma névrose, mon que moi dans mon moi du que je. Et surtout moi. Voyez, je n’ai pas étudié et, déjà, je devine ça, l’Analyse.

J’ai pris rendez-vous au cabinet du logue. Important, urgent. Dans le petit cabinet avec fauteuils, je m’assieds. L’entrevue commence et, bientôt, je me jette. Tout chaos dehors, je me démantibule devant le logue que je ne connais pas. Allez, aveux.

>Moi et le logue. Je le hais. Si vous saviez comme je le hais. Cette impudeur-là, je la hais. Alors que tout cela est bien à moi. À moi. C’est mon histoire à moi. Ma névrose personnelle, mon bien commun, mon patrimoine. Ma chasse-gardée, mon trou, ma niche.

Je dis : je hais le logue. Je hais cette mise à nu des trous, des imperfections, des manques. Je hais le logue et je me hais. Je dis au logue : parlez-moi donc, aimez-moi. Il connaît la chanson, allez. À qui demandes-tu ça, qu’il dit. Je dis : au monde, à mon père, à ma mère. Je dis : c’est vrai, je ne vous parle pas à vous. Je suis en soliloque avec l’histoire ancienne, avec des disparus, avec le patrimoine. Pourtant, je veux mourir et j’ai besoin de vous.

Dans le cabinet du logue, je pense : ça ne m’avance pas. Je pense que j’aimerais mieux me rallier aux miracles et aux miraculés. À la prière, si j’avais la foi. Dites-moi seulement une parole et je serai guéri.

Mais non. Devant le logue, dans la pièce close, le combat. Images brisées et mots. Mot de moi. Je me passe à la moulinette, au collimateur. Révéler, dire, raconter mon histoire en faits saillants, brûlants. La détailler jusqu’à la mesquinerie, à petits coups de dents. Tout ça en bégaiements, sautes d’humeur, larmes. J’écume.

J’écume parce que cette histoire, je la connais. C’est la mienne, mâchée, remâchée, tordue, ravalée. Banale avec ses conséquences : ce petit manque en soi qui prend des proportions de schisme, cet affreux appétit d’amour inaltérable, ces réactions de faible devant l’adversité, ces humiliations mal digérées et compilées comme autant de mépris et de rejets fatals. Et cette envie récurrente de suicide. Suicide comme acte noble. Le seul! Pitoyable. C’est moi.

Je me casse les dents sur cette histoire que je hais. Je n’aime pas cette histoire à moi. Je voudrais une autre histoire avec une autre naissance. Oui, cela!

Le corps, je dis, le corps victorieux que j’aurais si cela ! Mais non, engoncé en moi, visqueux, bâtard, larve de moi, larve. Conscience de ça, abjecte. Homme-moignon, homme-larve. Pas la psychose mais mièvrerie. On dirait dépressif, jaune, impotent, flou, mol, moi. Engoncé, inactif, impuissant, caché, sous, dessous, inmontrable, rien. Impuissant de la puissance que j’aurais si cela, cette autre histoire ! L’homme victorieux si cela!

Mais non, que cette sale histoire. Ancien Testament collé aux fesses et à la psyché. Mes miettes à moi. Sales miettes d’histoire avec lesquelles il faudrait composer un puzzle. Vieux puzzle. Trous. Miettes.

Dans le cabinet, ma petite histoire se révèle et tourne sur elle-même comme l’hélice affolée d’un hélicoptère. Je dis, rageur : c’est à moi. À moi!

Malgré ma colère, mes larmes, ma rébellion, les faits demeurent. Implacables faits, implacable vie. C’est mon histoire avec ses trous, ses manques. Et même dans cet effort qui me tend, espérant vers l’Analyse, je me sens condamné. Condamné à ce moi-là, incomplet et avide.

Je suis furieux contre l’analyste. Ça, l’Analyse : baume, antigel, aspirine. Ne m’invente pas Éternité, bombance de l’enfance et réjouissances éternelles. Ça n’est que la confirmation de ma fatalité. Histoire dite, vécue, fatale. Moi.

Je ne veux pas être contraint à ça. Je ne veux pas de moi. Je le hais celui-là qui souffre en moi. Pour lui, je réitère la loi dictée durant l’enfance : je me méprise, je me rejette. Comptine haineuse en moi. Cette loi du passé, je l’applique avec soin, sans l’aide d’autre bourreau que moi : je ne mérite pas d’être aimé puisqu’on ne m’a pas aimé! Je condamne celui-là que je suis, qui n’a pas mérité d’être aimé et qui ainsi se hait. Et m’inflige à moi-même ce mépris, cette haine!

Tendance du vide à retourner au vide. Tendance du pire à retourner au pire. Je m’enfonce. Je redeviens l’être haï.

J’ai toujours agi pour que cette règle fonctionne exactement, minuterie parfaite. Moi, devant être haï, haïssable, le devenant. C’est ma loi d’amour, ma loi. Haï.

Parler soulage. Parler. Mots crachés. Je le dis maintenant. Je dis : l’haï. Je suis capable d’encaisser ça, maintenant, ce que je sais de moi. Je me renforce un peu. Avant, je ne le pouvais pas. Juché comme un polichinelle au-dessus de moi-même, luciole affolée et verbilleux débile, je niais la fissure. Hurler, crier, chanter pour ne pas entendre : je suis l’haï. Rire faux. Hurler faux. Ne pas entendre : haï ! Parler trop vite. Rire, qu’importe. Ne pas entendre force de la haine. Rire. Langue de fou.

Parler. Parler fait mal.

Moi, l’haï, j’ai voulu échapper à la fissure. J’ai voulu la surmonter en l’ignorant. J’ai voulu un autre moi. Moi Idéal, moi Méritant, moi Aimé. Et ce moi-là, Glorieux moi Aimé est demeuré inaccessible et sur cet idéal, je me suis brisé. Courroux de l’idéal. Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir. Je me suis flagellé et puis je me suis tu. Dons ma honte, j’ai rendu les armes. Rendu ma parole, ma joie, mon cœur, mon devenir. Je me suis tué au nom de l’idéal. J’ai depuis fait le mort et je suis mort en moi.

Je suis resté piégé en moi. Je suis resté dans l’ombre. Tous les motifs ont été bons. Je ne sais plus te revenir, monde. Je ne te sais pas, amour, vision, monde. Je suis resté piégé en moi. Ma douleur est le tumulte. Aiguë comme accroc à la vitre. Brûlure aux coudes et à la tempe. Elle a la puissance des boucs. Charge massive et pétrifiante. Ma propre force est mon courroux. Je suis tenu à vue par elle. Elle se déforme dans ma langue. Elle me crache à la figure. Elle m’incendie sur le bûcher. Elle m’épuise à me haïr. Ma propre force est mon courroux.

Le logue hoche la tête et se tait. Il ne dit pas : votre dossier que ou antidépresseurs. Non, celui-là est presque avenant. Il me laisse dire mon humiliation d’homme à homme, humilié peut-être, lui aussi.

J’en ai vu d’autres plus haïssants en d’autres cabinets. En ces cabinets froids, ils m’auront souvent humilié, fait minable. Moi, minable de moi, déjà. Et sur eux, je me serai jeté, haïssant à mon tour, violent. Je dis qu’ils auront amplifié ma violence. D’autres ne m’ont pas entendu, n’ont pas compris ma langue. Parole brisée du malhabile ne sachant pas dire : j’ai mal, là, aime-moi. Langue de l’exilé en moi. Parole épileptique. Parole confuse de l’émotion brutale, piégée, vive.

Moi, pourtant homme : cœur, pouls, pulsation, amour, aime-moi, aimer. Leur dire un jour le mal qu’ils m’ont fait. La rage qui m’est venue. Ils ont dit : langue du fou. Et pourtant, je suis homme.

Le cabinet se vide de moi. Je pleure. Le logue se tait. Nous nous taisons longtemps ainsi. Et puis, c’est à cause des larmes qui m’ont épuisé, je crois, je m’aperçois. Le petit moi haï est dans le cabinet. Et alors, ma haine de lui, je la vois. Parler. Parler soulage. Ma haine de lui, je la vois. Et lui, sa jolie tête, ses clavicules, sa joie, même. Je pleure. Ce n’est pas moi qui pleure, c’est ma violence qui se délie, c’est autre chose qui naît. Je pleure et j’ai envie de rire en même temps, très fort, comme après l’amour. J’ai envie de lui, cet autre, mon haï. Envie de lui parler, de savoir, de l’écouter, de l’accompagner, de me renforcer avec lui. Lui, mon frère, mon haï. Lui dire, oui : amour, aime-moi, aimer, aller.

Je ne sais plus soudain qui parle, père, mère ou moi, mais je le dis : amour, aime-moi, aimer, et je le dis par mes bronches vidées d’air, par les sillons de ma cervelle, par mes poignets tranchés, par ma peau. Aimer. Je refais le voyage à l’envers. Je reprends et retrouve ce qui m’était enlevé.

Voilà le cabinet et l’homme dedans qui pleure. Je suis cet homme-là qui pleure. Cet homme-là à genoux. Et j’aime soudain être à genoux au cœur de mon haï. Je le reprends en moi où je l’avais laissé. À genoux et vivant.

Je ne suis pas guéri mais je me tiens debout dans le cabinet. Poids de ma vie d’homme soudain dans le cabinet. Mesure pour la première fois tangible : tête, squelette, muscles. Homme parmi les hommes.

Cette histoire-là est irréparable et je ne crois pas au rêve de guérison. Mon seul remède, c’est de l’admettre en moi, cette histoire-là. D’apprendre à vivre avec mes maux en les reconnaissant comme maux.

Ce logue là m’a laissé dire. Je me suis un peu extrait de mon cloître, de mon corset, des mécanismes qui me condamnaient grâce à ça.

Mais guérir ! Le mal que j’ai, il reviendra. Je ne suis pas encore assez entraîné à autre chose. En attendant ça, je m’arme de patience. Patience obligée du malade!

Je suis l’homme de mon mal. Je suis l’homme à genoux. Et je dois faire avec. Mais je veux ça, désormais, être homme, même si à genoux. Je suis enfin dans ma mesure, même si c’est celle d’un homme souffrant, celle d’un homme en colère contre ce mal-là.

Moi, comme ma propre mère de moi, désormais.