Ma chère « passionnée », ce n’était pas raisonnable – Gilles Archambault

[Printemps 1989]

par Gilles Archambault

Je devais bien avoir vingt ans à l’époque. Ce n’est donc pas d’hier. J’étais fasciné par une jeune femme dont on disait — sur le ton de la confidence — qu’elle était «passionnée». Je ne savais pas au juste ce que l’expression signifiait. Ceux qui l’employaient, devaient bien aussi l’ignorer.

Tout de suite j’en ai eu peur. La passion est comme une maladie terminale qu’on ne souhaiterait même pas à son pire ennemi. C’est ce que je pense à présent. À l’époque, je me contentais de me tenir loin. Je ne voulais pas d’une petite amie qui m’empêcherait de vivre. Peut-être ai-je exagéré, mais je m’imaginais que si j’étais agréé auprès d’elle — ce qui n’était pas sûr — je n’aurais plus la paix. L’ayant un jour rencontrée au sein d’un groupe, elle me demanda tout de go si j’étais moi aussi «passionné». Je bredouillai quelques mots à peine intelligibles, d’où il ressortait que je tentais de ne pas être trop terne, un point c’est tout. Elle a paru déçue. Je m’étais classé d’emblée dans les tièdes. J’ai regretté de ne pas avoir un tout petit peu menti. Elle était si belle avec ses yeux verts que je n’osais pas regarder trop fixement. Qui sait si avec un peu d’audace je n’aurais pas pu en faire la conquête. C’est ce que l’on disait à l’époque, se croyant pirate à bon compte. Une semaine plus tard, je me consolais auprès de Solange qui était moins jolie mais qui se pâmait pour les billets doux que je lui envoyais. Les desseins de la littérature sont impénétrables. Et Solange ne me téléphonait pas la nuit comme il arrivait à Madeleine de le faire lorsqu’elle sentait monter en elle les effluves de la passion.

Je ne serais pas étonné d’apprendre que la jeune fille exaltée de jadis soit devenue bien raisonnable. Je l’imaginerais volontiers à la tête de trois ou quatre enfants turbulents à qui elle aurait tenté d’inculquer le sens de la mesure.

La passion est un sentiment intenable. Elle est incandescente, on s’y brûle soi-même à la moindre insistance. Surtout si, comme moi, on n’est pas doué pour la pyrotechnie.

Sache, Madeleine de mes vingt ans, que tu m’as bien impressionné, malgré tout. Il s’en est fallu de peu pour que je m’approche de toi. Je serais peut-être ton compagnon à l’heure d’aujourd’hui. Nous aurions appris ensemble à devenir raisonneurs et un peu raisonnables.

Mais je n’y pouvais rien, Madeleine, j’étais trop timide pour oser être ce que tu souhaitais que je fusse. Et paresseux avec ça. Je ne voulais pas d’une prison d’amour. Tu le disais sans ambages, pour toi il fallait se fondre l’un dans l’autre, ne pas le quitter d’un pas, trouver dans sa contemplation le secret de sa joie. Je me serais fait écumeur des mers pour échapper à ce destin. J’avais une petite nature, et un peu trop d’ironie, pour prendre l’amour au tragique. Mais j’ai quand même été heureux en jetant de temps à autre sur la passion un regard oblique et néanmoins complaisant.