Marie-Jeanne Musiol, Champs de l’apparition – Marie-Josée Jean

[Été 1996]

par Marie-Josée Jean

Les images de Marie-Jeanne Musiol investissent le territoire de l’invisibilité en inscrivant sur leur surface les traces d’émanations subtiles. Précisons qu’il s’agit en fait d’émanations lumineuses communément appelées «auras». Celles-là même qui étaient plongées dans le secret de leur invisibilité et qui sont maintenant révélées au regard grâce au dispositif Kirlian, une machine de vision qui dévoile, par des impulsions électriques, l’enveloppe énergétique des substances.

Soulignons que cet appareil n’est pas l’apanage de l’occultisme : il est principalement utilisé à des fins thérapeutiques. L’étude rigoureuse de l’enveloppe énergétique du corps permettrait de déceler une maladie bien avant l’apparition des symptômes. Marie-Jeanne Musiol a détourné de ses fonctions cette technologie expérimentale pour l’introduire au sein de ses recherches formelles.

Depuis plusieurs années, l’artiste explore divers régimes de l’apparition en tentant d’apprivoiser le noircissement graduel du papier sensible dans cet instant crucial de la révélation. Le procédé Kirlian lui permet de saisir les signes discrets de l’apparition en amont du processus, c’est-à-dire au moment même de l’inscription de l’image sur le film. Les conditions de captation s’apparentent au passage en chambre noire, à cette étape originelle où l’image inscrit la trace de sa présence sous le coup d’une illumination. Cependant, cette similitude se limite aux seuls dispositifs de la captation puisque le traitement de l’image varie considérablement. Alors que les empreintes lumineuses sont restituées dans leur intégralité au moment de la prise de vue, elles sont soumises à quelques manipulations formelles — inversion, solarisation, découpe — lors de leur passage en chambre noire. Ces manipulations modifient le rapport référentiel de l’image : de simples pièces à conviction qu’elles étaient, ces empreintes lumineuses deviennent de véritables objets esthétiques, d’une qualité graphique remarquable. Cela étant, elles expriment, dans un éblouissement suspensif, la présence irréductible de l’aura.

Ce phénomène de l’apparition sur lequel Georges Didi-Huberman a écrit de façon admirable, contient un paradoxe puisque «l’apparaissant […] aura donné accès à quelque chose qui évoque l’envers du monde visible1» et dans le cas qui nous occupe ici, c’est le champ de l’immatériel. En fait, la série d’images de Marie-Jeanne Musiol présente une forte luminosité qui dé­borde du noir profond à la manière d’une avancée saillante, susceptible de se détacher du corps photographique — devenant pure immatérialité.

Cette disparition du corps photographique derrière l’exubérance de l’empreinte lumineuse est vécue virtuellement, issue de la confrontation du clair et de l’obscur. En réalité, la matérialité du support photographique est essentielle à la production d’effets. C’est plutôt dans cette étrange adhérence de l’invisible au support photographique que se manifeste l’immatérialité. En exhibant l’enveloppe énergétique des corps sur la surface photographique, Marie-Jeanne Musiol nous convie à la transmutation d’une feuille, d’un cristal, d’une main, devenus tout entiers lumière. Elle fait ressurgir cette dualité profonde entre les corps et les événements incorporels, qui a ponctué l’histoire de la philosophie. Mais, cette fois, ce ne sont plus les mots qui supportent une telle proposition, mais l’image.

Née de la lumière, la photographie a cette particularité de fixer l’apparaître et de saisir l’immatériel. Par cette série d’images, Marie-Jeanne Musiol a su capter avec sensibilité la présence d’une présence.

1 Georges Didi-Huberman, «Le paradoxe du phasme», Antigone : revue littéraire de photographie. L’apparition, n°13, printemps/spring 1989, page 30.

Photographe de renom dans le milieu des arts au Canada, Marie-Jeanne Musiol présente ses installations photographiques dans les galeries publiques et les centres d’artistes au Canada et à l’étranger. Le portfolio présenté ici est le résultat d’une approche de la photographe qui travaille sur les empreintes énergétiques et fait des recherches en photo Kirlian avec l’appui de Sylvain Bélanger.

Marie-Josée Jean publie régulièrement des textes dans des revues d’art et des catalogues d’exposition. Elle a été commissaire de l’exposition Du réel subjugué et a assuré la coordination du colloque Présence de la photographie dans les collections des musées durant le dernier Mois de la Photo à Montréal. Elle termine actuellement une maîtrise en étude des arts à l’université du Québec à Montréal.