Mark Lewis, Above and Below – Michèle Cohen Hadria

[Automne 2015]

Le Bal, Paris
Du 5 février au 17 mai 2015

Par Michèle Cohen Hadria

C’est à des trajectoires quasi démiurgiques qu’invitent les oeuvres de Mark Lewis. Non que, face aux immensités naturelles ou périurbaines qu’il privilégie souvent dans ses films, l’artiste prétende à quelque posture en surplomb. Car, si des sujets sociaux y apparaissent de façon minime, leur singulière appréhension traduit inversement des préoccupations profondément démocratiques. S’intéressant à l’aube du cinématographe en lequel il voit une sphère active et hiérarchisée de la modernité, Lewis attire l’attention sur le précaire statut économique des figurants contemporains (The Pitch, 1998). Mais au fond qu’est-ce qui dans l’époque inaugurale de l’invention du cinéma interpelle l’artiste ? Un silence contingent au film muet, par-là exempt de commentaire ? Ou la primesautière maladresse que les hommes d’un XXe siècle naissant trahissaient face à l’objectif ? C’est plutôt que ce médium, alors dépourvu de rhétorique, incarne pour lui une sorte de page vierge propice à des options autres que celles du cinéma ou de ce qu’il est devenu1.

Dans Above and Below the Minhocão (2014), les habitants de Sao Paulo investissent une autoroute ouverte à la promenade le week-end. Fleuron du modernisme brésilien teinté d’utopies socialistes, cette infrastructure, aujourd’hui promise à la démolition, enjambe la métropole. Lewis saisit sa monumentalité, qui contraste avec le peu de poids des riverains évoluant sur son aire aux tardifs relents idéologiques. Modestie et ambition caractérisent cette œuvre. Modestie à travers un laisser-faire adopté par Lewis face à ces chorégraphies humaines. Ambition par le recours aux techniques d’un cinéma grand public (grue, paluche), dont les effets se verront décuplés par d’inédites amplitudes où percent des problématiques essentiellement sociales.

Loin de toute syntaxe narrative, Lewis exploite ces technologies sophistiquées en des sphères où précisément rien n’arrive. Même lorsqu’il filme des sites naturels colossaux et quasi lyriques, sa caméra-drone n’y opère qu’avec indifférenciation esthétique. Ce retrait de l’auteur invite à prendre ces essais simplement pour ce qu’ils sont : d’implicites constats. Ces vues plongeantes sur des essaims de citadins peuvent toutefois suggérer une autorité étatique induite.

Ainsi Forte! (2010), paysage aussi désincarné que des images transmises par satellite, instille une impression de surveillance – panoptique et subliminale – renvoyant aux théories de Bentham2. Une vue aérienne nous rapproche du fort de Bard situé dans la vallée d’Aoste, en Italie. Des figurants en franchissent subitement le seuil pour dévaler une route sinueuse tels les robots d’une existence surdéterminée. Impliqué par l’omnisciente caméra subjective, le spectateur lui-même en ressent le tournis. Nous ne sommes pas dans La région centrale (1971) de Michael Snow, où l’artiste programmait le bras d’un automate pour que celui-ci filme jour et nuit, à 360°, le désert du Nord canadien. Car les vues de Lewis, malgré l’écrasante permanence qu’elles suggèrent, semblent indécises et presque moelleuses. De ces trajectoires planantes, rasantes ou curvilignes, l’artiste ne décide d’aucune fin attendue, si ce n’est celle de simples propositions s’estompant avec discrétion.

Ces plans-séquences chers à la Nouvelle Vague embrassent ici une réalité autrement mixte, globale, locale dont les latences ne se ressentent qu’en silence. Lorsqu’il plaide en faveur du statut de figurants assimilés à un « silencieux prolétariat du cinéma », Lewis ne désigne à travers eux que le mètre étalon d’une oppression sociale évidemment plus vaste. Suivant ces lignes ondulantes, volatiles semblant accomplir quelque ambitieuse courbe du monde – paradoxalement totalisante et tolérante – on comprend que ces hétérotopies, pour reprendre un terme de Foucault, permettent à l’artiste de traiter du déclin d’utopies politiques qui marquèrent fortement l’histoire du xxe siècle et qui, dans le pressant contexte qui est le nôtre, n’opèrent plus qu’en potentiels rhizomes.

1 Mark Lewis, « Is Modernity Our Antiquity? », Documenta Magazine, no 1, Cologne, Taschen, 2007, p. 109-117. Ce texte fut initialement publié à Londres dans la revue Afterall (no 14, automne-hiver 2006), dont Lewis est cofondateur.
2 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 228-264.

 
Michèle Cohen Hadria est née en 1950 à Tunis et vit à Paris. Diplômée des Beauxarts (Rome, 1974) et d’une maîtrise en études cinématographiques (Sorbonne Nouvelle, Paris III, 1996), elle s’intéresse tant à l’art contemporain qu’au cinéma expérimental. Depuis 1998, elle a collaboré à des revues telles que art press, Jeune Cinéma (Paris), ETC, Ciel variable (Montréal), Third Text, n.paradoxa (Londres), Tema Celeste (Milan), Camera Austria (Graz, Autriche). Entre 1998 et 2014, elle s’est intéressée aux artistes du monde arabe et aux questions féministes et postcoloniales. En 2014, elle a publié, aux éditions féministes en ligne KT Press (Londres), trois entretiens d’artistes tunisiennes aux lendemains des soulèvements en Tunisie.

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