Massimo Guerrera, Le temps de déclencher quelques ouvertures – Massimo Guerrera, Porus

[Printemps 2004]

Vouloir devenir générique
Infigurable
Effacer son identité pour prendre la pleine mesure de son existence
toute petite et insignifiante lorsqu’elle est isolée dans son individualité
mais magnifique fragment d’un corps commun vivant
Je vois ton visage dans ma soupe
Ici, maintenant

par Massimo Guerrera

Le corps-maison mobile
s’ouvre d’une manière sincère.
À l’intérieur des corridors, et à travers les fissures
glissent des vents de félicité,
qui traversent nos portes et nos fenêtres.
Sur le seuil en bois était gravé
le mot bienvenue.

J’ai entamé le projet Porus pour mieux comprendre nos ouvertures généreuses et dissoudre certaines obstructions inutiles qui se construisent et se forment dans nos entre-espaces domestiques. Être ainsi, plus attentif à l’autre et à son environnement, apprendre à accueillir, à sentir la finesse des atmosphères constituées, en fait la topographie émotive présente et transformée dans nos demeures.

L’expérience centrale de ce projet est de rencontrer des gens dans leurs appartements. De passer du temps avec eux dans un continuum assez étendu. Certaines demeures sont actives depuis octobre 2000. À partir de ces rencontres, il s’est créé un espace-temps attentif, où circule un ensemble de signes partageables. Car la question demeure dans la maison, comment échanger des moments d’existence ? J’ai donc commencé à installer des kiosques domestiques (petits meubles sculptures) chez certaines personnes, que je connaissais bien, un peu ou pas du tout. J’allais leur rendre visite à des fréquences variables, de une à deux fois par mois, selon la disponibilité de chacun. Passant ainsi du temps à cuisiner, à parler, à manger, à prendre des empreintes de nos replis, des photographies spontanées, à attraper et à écrire des phrases, à être simplement là au même endroit sur Terre. Un travail d’inscription parfois très simple s’est tissé, dans une souplesse qui accepte pleinement de ne pouvoir contenir toute l’épaisseur de l’expérience vécue.

Une série de dessins-napperons se sont mis à circuler d’une maison à l’autre, d’une table à l’autre. Ces napperons sont devenus des supports de base sur lesquels se sont déposés des mots, des moments, des images, des idées, des signes, et nos vivres. Ces napperons ont par la suite nourri une deuxième série de documents, réunis dans six boîtes appelées les Carnets d’intentions, qui à leur tour se sont mis à circuler dans les maisons, sur les murs et les tables.

Des vêtements-revêtements se sont tissés,
avec leurs thermorégulations émotives.
Préposés au papier peint et à la couture
nous sommes devenus.
Raccommodant un chandail, trois pommes, six noix
de Grenoble et une fournaise au gaz.
Au moment où la chaleur apportée par la nourriture
est devenue un combustible magnifique pour
nos corps-maisons.

Pendant ces rencontres, un travail photographique constant s’est développé, devenant un espace de mémoire spécifique. Des prises de vues faites dans une grande souplesse marquent ainsi des fragments temporels, qui à leur tour alimentent un autre champ temporel tracé par les dessins en processus continu.

Ce projet a une charge émotive forte. Glissant constamment sur le seuil des différentes couches d’intimité. Sur le fragile chemin de la confiance et de la disponibilité. J’ai beaucoup appris à partir de ce projet et j’apprends encore beaucoup avec vous, chers amis. Je me suis déplacé, durant ces années, j’ai ouvert des portes comme vous avez ouvert les vôtres, je me suis parfois cogné le nez sur les parois de mes aveuglements. Sans prétention, je continue à tendre vers…, et grâce à la vigilance et aux fragilités partagées, on a fini par grandir à travers les feuilles et les revêtements. J’ai pu voir mon ignorance. Contempler vos beautés et nos peurs simultanées. Arriver ainsi à voir attentivement notre part de responsabilité dans ces rapports complexes que l’on établit, et à veiller à ce qu’il n’y ait pas un trop grand déséquilibre dans nos modes d’échange au seuil de nos corps-maisons.

Je remercie avec amour toutes les personnes qui ont participé et qui participent encore à ce projet :
Sylvette Babin, Hervé Bouchereau, Simone Chevalot, Olivier Choinière, Sylvie Cotton, Gennaro De Pasquale, Maryse Larivière, Corine Lemieux, Alexandre-Nicolas Soubiran, Carl Trahan.

Elle m’a dit
tu es un miroir qui ne réfléchit
pas assez

J’ai pris un chiffon et une éponge abrasive dans ma cuisine
et je me suis nettoyé
j’ai essuyé mes yeux
j’ai essuyé ma langue
j’ai lavé mes mains
et mon cœur

Par la suite on a pu observer
nos ambitions argentées
se dissoudre dans le micro-ondes

On a décidé de convoquer
les fabricants des podiums relatifs
pour finalement
se prendre la main
laisser tomber nos plans
et courir ensemble face au vent

Ces poids qui nous altèrent
Ces documents qui nous assistent et nous modifient
durant notre convalescence joyeuse.
Mais qu’est-ce que l’on porte dans nos maisons mobiles
Tu te souviens quand nous avons décidé d’ouvrir notre système nerveux
comme un sac à dos
dévoilant les structures mêmes de nos outils d’affection
c’était une monstration
pour devenir plus sensibles
pour être ce que l’on regarde
appuyés par terre on sillonnait les ouvertures concrètes
et les clôtures et les coutures invisibles érigées par l’autorité
de nos inquiétudes
nous avons troqué nos masses contre des boîtes d’alphabets
viens on va se parler

Nous voulions être moins loin du réel
en fait
être avalés par celui-ci
pour qu’il n’y ait plus de séparation entre nous et lui
même une cloison faite de vent extrudé
ne pouvait s’introduire

Qui mange qui ?
Je me suis demandé pourquoi tant de chemises entre les idées
Est-ce si important d’isoler et de contenir tous les sujets
D’habiller la fluidité de la pensée avec du coton
Cette inquiétude de devenir incontinent.
Quelles sont les motivations de ces organisations,
est-ce l’efficacité du contrôle, ou bien
une vraie volonté de lisibilité pour l’autre ?

DARBORAL
D’objet D’ART et d’ORALITÉ
de ces paroles prononcées dans l’espace
D’ARBORESCENCE et d’idées ARBORICOLES
de ces nourritures mises en chair dans nos cœurs
provenant de nos forêts internes
de ces pensées que nous portons
de ces sentiments qui circulent et qui nous recomposent
nous transforment
et que nous renvoyons
à notre tour dans l’espace commun
de la voie orale aux gestes générateurs
de l’arbre latin —— arbor
de l’anglais —————— arboreal
de bouche française ——————— oris
de la bouche italienne —————— bucca
des orifices ————— trou du visage os
du latin —— arborare — arborer, élever, dresser comme un arbre
ces fruits terrestres mûrs
tombent au sol
ou sur les membranes de nos métabolismes
de la chute à la circulation
de ce qui reste
à ce qui nous recompose
qu’avons-nous encore à partager
pour tenter d’être ensemble
ne serait-ce qu’un instant
Que signifie prendre une photo dans un champ de blé d’Inde
Celle du gardien du Monument-mou.
Humide préposé aux écoulements,
qui veille à ce que la monumentalité ne se pétrifie pas définitivement.
Peut-être, arriver à capter un fragment de présence, de lucidité,
avec des bottes-contenants d’eau et une caméra à trois pattes,
en attendant un éclaircissement pour déclencher l’ouverture.

Le projet DARBORAL est une plate-forme créative dont le propos gravite autour des questions d’incarnation et de partage des denrées alimentaires affectives, de toutes ces nourritures terrestres palpables et impalpables qui nous traversent quotidiennement. DARBORAL c’est une convergence joyeuse, une fête indéterminée déployée sur une série de tapis où sont déposés des objets problématiques et des carnets d’inscriptions, sur lesquels s’activent des rencontres autour de repas simples au seuil du privé et du public. Allant d’une fête de 25 personnes à des rencontres aléatoires, à des soupers intimistes de deux ou trois individus, ainsi qu’à des rendez-vous avec moi-même, une caméra et certains livres-vivres. Des rencontres avec ces gens qui nous habitent. Je crois qu’intérieurement on est très rarement seul.

C’est un pique-nique polymorphe. C’est un lieu, un espace à dimensions variables où par le biais de l’oralité multiple sont partagés et remis en circulation des matières pâte-paroles et des signes singuliers dont les différentes surfaces sensibles enregistrent les traces.

Sur ce terrain propice, se déposent depuis avril 2000 des objets-sculptures ; tantôt outils dysfonctionnels, tantôt ustensiles, objets organiques faits avec les restes des rencontres précédentes ou empreintes du corps des protagonistes et leurs nourritures en métamorphose. Ces objets dont la finalité est suspendue, ont tous été produits ou entamés durant les différentes rencontres. À chaque fois que cette plate-forme sensible est déployée, j’essaie d’être très attentif à tous les gens et aux phénomènes qui s’y manifestent. L’appareil photographique devient ici un témoin discret.

Ce projet fonctionne sur différents modes d’inscription, tous dépendant des lieux de déploiement, en continuité depuis quatre ans, allant d’un centre d’artistes à une vieille usine de conserve, d’une salle d’exposition de biennale à une salle de musée et se redéployant, entre chaque ponctuation publique, dans mon atelier ancienne épicerie de quartier.

Arriver à regarder autrement notre étanchéité, nos capacités à mettre en forme et les diverses manières dont on reçoit et partage ces matières : orales, gustatives et émotives, entre les protéines d’autrui et les idées constitutives communes, dans un double sens, celui d’une absorption alternative. Celle des livres et des vivres. De la parole partageable. De ces nourritures terrestres, qui nous recomposent à chaque instant, et qui nous font prendre conscience, de façon magistrale, de nos relations interdépendantes envers les autres organismes vivants, présents et passés, finissant par remettre en question les limites inquiètes de notre identité individuelle, que l’on croyait bien délimitée et souveraine. Comprendre au-delà de l’analyse conceptuelle. Réaliser avec joie, que tout est relié.

Massimo Guerrera est un artiste plasticien montréalais qui œuvre dans le champ de la porosité au milieu des interstices sociaux et intimes où s’activent nos échanges. Sa recherche s’est amorcée avec une trilogie d’expositions-laboratoires, Stade d’épuration synthétique, Circulation présente et L’usine métabolique, réalisée de 1992 à 1994. À l’invitation des revues Parachute et Beaux-Arts, il présentait son installation Siège social temporaire (Polyco) à Paris, en 1998. Par la suite, son travail a été présenté par plusieurs galeries, centres d’artistes et événements d’art contemporain au Québec et au Canada, dont Artifices, la Biennale de Montréal et le Musée du Québec. Massimo Guerrera a reçu en 2001 le prix Ozias-Leduc de la fondation Émile-Nelligan et il est en nomination pour le prix Sobey 2004.