Matière grise, les synecdoques de Louis Lussier – Mona Hakim

[Hiver 1995-1996]

L’Espace 705, 460, rue Ste-Catherine Ouest, espace 705
Du 6 septembre au 1er octobre 1995

La généreuse exposition de photographies de Louis Lussier, présentée dans le cadre du Mois de la Photo par le commissaire Marcel Blouin, nous a laissés littéralement sous le charme. Se trouvait là cet irrésistible ensemble d’ingrédients au pouvoir sensoriel : ambiance feutrée, manière picturale, figure corporelle, flou, incandescence. L’artiste évite toutefois, et c’est là sa compétence, le piège d’une simple entreprise de séduction. Il y a chez lui un singulier et habile duel entre le privé et le public qui nous plonge au coeur même des territoires obscurs de l’être humain dans son rapport au monde.

L’autoportrait, par son action de mise en abîme, joue en ce sens un rôle crucial. Le photographe photographié referme ainsi la boucle sur lui-même, sur des espaces clos, sorte de non lieux, où matière et identité se dévorent mutuellement. Ici, dans ces images fondues au gris, comme figées sous les bains d’acide, tout semble fuyant, distant, inaccessible. Or, paradoxalement, les silhouettes fantomatiques donnent l’impression de corps spéculaires, comme s’il s’agissait de nos propres ombres qui apparaissent et disparaissent d’un cadre à l’autre. La plus récente série de Lussier (Matière grise), avec la ville pour toile de fond, pousse encore plus loin l’ambivalence des corps en infiltrant leur spectre dans les entrailles urbaines.

Le narcissisme de Louis Lussier nous rattrape donc au passage, alors que ses photos en forme de rayons X nous auscultent et nous renvoient en plein visage les vacillations de l’être dans son espace tant social qu’intime. Voilà, pourrait-on dire, une version plutôt oppressante de la séduction.

D’aucuns ont associé la démarche de Lussier à celle de Pierre Dorion ou d’Angela Grauerholz, ou encore à la peinture de genre (portrait, nature morte). Soit. N’y a-t-il pas là un bel exemple où les comparaisons arrivent à point pour mieux nommer les dissemblances au sein d’une même entreprise artistique ?