MoAD, The face of African Diaspora – Alexandra Martin, Photographies anciennes et contemporaines de la diaspora africaine

[Hiver 2012]


par Alexandra Martin

Au centre de la ville de San Francisco, à l’intersection des rues Mission et Third Street se trouve une immense baie vitrée devant laquelle les passants peuvent s’arrêter pour regarder une photomosaïque de plusieurs mètres de hauteur que le célèbre portrait Girl from Tamale (1973) de Chester Higgins Jr annonce tout en faisant partie. S’ils le souhaitent, ils peuvent entrer au Museum of the African Diaspora (MoAD) afin d’observer de plus près cette œuvre murale.

L’œuvre The Face of the African Diaspora est l’icône du Musée de la diaspora africaine, ouvert depuis décembre 2005. La mission de cette jeune institution est la suivante : « The Museum of the African Diaspora (MoAD) showcases the history, art and the cultural richness that resulted from the dispersal of Africans throughout the world. By realizing our mission MoAD connects all people through our shared African Heritage »1.

Bien entendu, représenter la diaspora est un défi muséographique de taille. D’abord, comment accommoder sa nature dynamique profonde, indubitablement imprégnée de mobilité et de fluidité, dans l’espace clos du musée? Comme le suggère la chercheuse Brandy W. Catanese, les stratégies de représentation employées pour contenir les cultures de la diaspora entre les murs d’une exposition permanente font ressurgir une concurrence de forces statiques et dynamiques, donc des forces opposées qui, ironiquement, se retrouvent dans le même espace à représenter le même sujet2. Pour dépasser ces contradictions inhérentes à sa nature même, le MoAD se détourne de la culture matérielle fixe que le musée traite habituellement. Afin de montrer la culture vivante de la diaspora, le Musée, au lieu de se concentrer sur la qualité de l’objet, s’est tourné vers les êtres humains et leurs récits de vie personnels. Selon les mots de la première directrice générale, Denise Bradley, repris à maintes reprises dans les communiqués de presse et sur le site Internet du Musée : « MoAD is truly more than a museum of objects, it is a museum of people and their individual journeys and stories3 ». D’ailleurs, le MoAD n’est pas né, comme la majeure partie des institutions muséales, d’une collection. C’est le concept même de diaspora qui a guidé sa mise en œuvre.

The Face of the African Diaspora représente le premier acte de collection du MoAD. Si nous regardons l’œuvre de loin, nous ne voyons que le portrait d’une jeune fille africaine. Mais lorsque nous nous rapprochons, la véritable nature de l’œuvre se dévoile. Celle-ci est faite de plus de 2000 photos, principalement des portraits. Les milliers d’images qui constituent cette mosaïque ont été envoyées au Musée à la suite d’un appel international de photographies ayant précédé l’ouverture de l’institution. Cet appel a été lancé au public et était ouvert à tous, amateurs comme professionnels. Le MoAD a reçu des photos en pro-venance de chacun des continents, mais la majorité provient de pays africains, de l’Amérique latine, des Antilles et bien sûr des États-Unis. La plupart sont contemporaines, toutefois quelques-unes datent du début du xxe siècle. La photomosaïque présente différentes scènes de vie. Elle illustre des gens seuls ou en groupe en train de participer à une activité donnée. Parmi les personnes représentées, il y a des personnalités de notoriété publique, des artistes et des politiciens, on retrouve notamment le maire Willie Brown, qui est à l’origine du projet muséal du MoAD4. Cela dit, on aperçoit surtout des personnes inconnues.

Certaines photos ont été prises lors de célébrations tels un mariage, un anniversaire, un baptême, une collation de diplômes, une veillée funèbre, un festival, alors que d’autres ont été prises dans la vie de tous les jours et montrent le quotidien des gens qui apparaissent sur les photos : une mère et sa fille à la maison, une photo d’enfants à l’école, des parents avec leur nouveau-né, des jeunes qui font du breakdance dans la rue, etc. Il y a aussi des portraits plus statiques. De couleur sépia, la photomosaïque fait penser à un album de famille, car ce sont des photos très personnelles. Le sujet humain est central. Par contre, toutes les photos ne sont pas nécessairement des autoreprésentations, on en retrouve qui ont été prises par exemple lors d’un voyage d’individus inconnus pour l’auteur. Les sujets représentés sont d’ascendance africaine récente pour la plupart. Mais, bien que soient majoritairement montrées des personnes issues de communautés noires de la diaspora, on voit aussi des faciès différents, car l’œuvre tient à affirmer que « while our faces may be different, our stories may be different, and our journeys may be different, our origins and our destiny are shared »5.

Le Musée cherche beaucoup à montrer qu’« en dépit des différences ethniques et culturelles qui nous séparent, nous sommes liés, par nos ancêtres, au continent africain et ainsi, nous faisons tous partie de la diaspora africaine »6. À propos de cette œuvre à deux histoires, Higgins dira lui-même : « The captivating photograph of the Girl from Tamale, Ghana, used in the foyer of the Museum of the African Diaspora in San Francisco is meant to convey how all of us in the African Diaspora are connected, one to another, in the divine spirit of the African Continent, personified by the quiet dignity of this young African child »7.

Ce n’est pas sans raison que ce soit une photographie de Higgins qui a été choisie pour constituer un portrait de la diaspora africaine. Le photographe a consacré son œuvre à l’Afrique et à sa diaspora. En effet, « much of Higgins’ imagery is inspired by his quest to re-define the visual document as it relates to people of African descent. Over the past five decades, he has produced six books reflecting a sensitive and in-depth diary of his explorations of the human Diaspora, and his concern with his own humanity »8. Higgins est notamment l’auteur des séries « Black Woman », « Drums of Life », « Some Time Ago: A Historical Portrait of Black America (1850–1950) », « Feeling the Spirit: Searching the World for the People of Africa ».

The Face of the African Diaspora est l’œuvre phare de l’institution puisqu’elle traduit les valeurs d’un MoAD qui s’intéresse aux personnes et à leurs histoires de vie. En effet, chaque photo adressée au musée devait être accompagnée d’un court texte qui la mettait en contexte et présentait son auteur. Comme les photographies, ces récits de vie et les biographies appartien­nent désormais à la collection embryonnaire du musée. Pour le MoAD, il est plus juste de parler de collection virtuelle, où le site Internet occupe la fonction d’une réserve visible en présentant à la fois chacune des images et des extraits des textes s’y rapportant.

Cette façon de faire inscrit le MoAD dans un courant de pensée plutôt récent dans l’histoire des pratiques muséales, celui du partage de l’autorité entre le musée et la communauté9. Cette volonté de présenter le point de vue du public se reflète dans ce qui est nommé la nouvelle muséologie, dont l’attention est portée sur la transformation des rapports entre les experts et les membres de la communauté. La ligne directrice des institutions culturelles qui s’inscrivent dans ce mouvement est d’affirmer leur rôle et leur pertinence sociale. La démarche entreprise par le Musée de la diaspora africaine, par la création de sa photomosaïque, représente un effort pour que la communauté s’interprète elle-même. Le MoAD vise ainsi un rapprochement entre lui et la diaspora. La photomosaïque est considérée comme le noyau de l’ensemble des œuvres exposées, car elle met en œuvre le double projet du MoAD. D’une part, le Musée consacre ses efforts à célébrer l’art, la culture et l’histoire des communautés de la diaspora noire à travers le monde. Il veut souligner les contributions de ces dernières, car elles ont été trop souvent mises en marge de l’histoire officielle – étasunienne et mon­diale. D’autre part, il veut mettre en valeur les origines communes de l’humanité. Dès lors, le MoAD transforme la diaspora en un sujet universel et accessible à tous10. Dorénavant, nous avons affaire à une catégorie conceptuelle appelant non pas à des bouleversements et à des traumatismes liés à l’expérience du déracinement, mais à une pensée célébrant l’unité entre les peuples et leur égalité. Ainsi, la diaspora est entendue comme lieu d’affiliation etnon d’aliénation11. L’œuvre The Face of the African Diaspora est ancrée dans une logique antiraciste, elle tente de faire naître un sentiment d’appartenance chez le visiteur afin qu’il puisse s’approprier les messages du MoAD.

Toutefois, cette logique antiraciste est quelque peu inconsistante. Le Musée souhaitait rompre avec l’idée d’une diaspora africaine culturellement homogène pour montrer la diversité qui se cache derrière. Si le MoAD voulait initialement déconstruire certains mythes à son sujet, il en est venu de façon non intentionnelle à oblitérer l’expérience négative qui lui est aussi rattachée. Comme l’a rappelé James Clifford, la diaspora est articulée à la fois positivement et négativement12. Un exemple d’articulation positive est présent à travers le processus d’identification aux forces culturelles historiques mondiales, dont l’Afrique fait partie. Ici, l’idée n’est pas tant de se sentir africain que de se sentir « global »13.

Ici, la photomosaïque ne réussit pas à présenter un portrait complet de la diaspora du fait qu’elle ne traduit pas l’expérience de discrimination, d’exclusion et de déplacement qu’elle comporte. En ne prenant pour appui que ses aspects positifs, le Musée adhère à un optimiste historique un peu trop naïf. La vision romantique d’un discours néolibéral sur le multiculturalisme, où la différence est standardisée et balisée, et où la diversité devient « le » trait caractéristique des sociétés modernes, est le propre du MoAD. Dans cette perspective multiculturaliste – présente au-delà des institutions muséales – la différence est dissoute et l’altérité se voit consommée, le plus souvent, par les élites14. La construction de ces nouvelles identités hybrides est « fondée sur l’inclusion des différences dans le soi […] Des différences de ce genre ne présentent pas de danger pour ceux qui se les approprient. Elles sont digérées, intégrées dans les espaces de vie cosmopolites »15. Le MoAD malgré ses bonnes intentions homogénéise l’expérience de la diaspora qui devient synonyme de l’expérience humaine générale. Finalement, on peut se demander si l’expérience noire se trouve elle-même marginalisée dans un tel contexte, alors qu’au début du projet du Musée, il s’agissait de la célébrer. Par ailleurs, il faut noter que l’orientation globale du Musée de la diaspora africaine va de pair avec la situation démographique de la ville. Dans un San Francisco de plus en plus embourgeoisé, où la population noire est en déclin depuis plusieurs années, les politiques et poétiques de représentation « post-raciales » du MoAD ne manquent pas d’évoquer, comme le souligne Catanese, « a black San Francisco of the mind rather than the body, appealing to a universal diasporic subject because the local subject is frustratingly out of reach »16.

1 Museum of the African Diaspora, Mission, [http://www. moadsf.org/] (page consultée le 28 octobre 2011).
2 Brandy W. Catanese, « “When did you discover you are African” MoAD and the universal, diasporic subject », Performance Research, vol. 12, n˚2, p. 91-102.
3 Museum of the African Diaspora (2005). Setting the stage for MoAD, San Francisco, MoAD; et Museum of the African Diaspora [http://www.moadsf.org/] (page consultée le 15 décembre 2009).
4 En 1999, le maire Willie Brown a donné le mandat de créer à San Francisco un musée consacré à la présentation et à la diffusion de la culture afro-américaine de la ville. À l’origine, le musée était censé être un musée afro-américain, mais après plusieurs rencontres avec les membres du comité muséal, il fut décidé que le musée prendrait une orientation plus globale et serait dédié à la présence africaine en Amérique et dans le monde.
5 Museum of the African Diaspora (2005). Setting the stage for MoAD, San Francisco, MoAD.
6  Museum of the African Diaspora (2009). Texte de l’audioguide, version française.
7 Chester Higgins Jr.: Forum-Questions, [http://www.chesterhiggins. com/forum-questions.html?-MaxRecords=25&-SkipRecords=25 &-SortField=RECORDNUM&-SortOrder=descending&-Op bw& CATEGORY=questions&-Op=bw&ACTIVE=yes] (page consultée le 10 novembre 2011).
8 Chester Higgins Jr.: Photography [http://photographs.chesterhiggins.com/pages/1/About/About/] (page consultée le 10 novembre 2011).
9 Sur les musées et la communauté, voir: Sheila Watson (dir.), Museums and their Communities, New York, Routledge, 2007, 568 p. ainsi que la trilogie de la Smithsonian a) Karp, Ivan et S. D. Lavine (dirs.), Exhibiting Cultures: The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithsonian Institution Press, 1991, 468 p. b) Karp, Ivan et al. (dirs.) Museums and Communities: the Politics of Public Culture, Washington, Smithsonian Institution Press, 1992, 614 p. c) Karp, Ivan et al. (dirs.), Museum Frictions: Public Cultures/Global Transformations, Durham, Duke University Press, 2006, 602 p.
10 Brandy W. Catanese, op. cit.
11 Id. 12 James Clifford, « Diasporas » dans James Clifford, Routes: Travel and Translation in the late Twentieth Century, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1997, p. 244-277. 13 Id., p. 256-257.
14 Jonathan Friedman, « Culture et politique de la culture: une dynamique durkhei-mienne », Anthropologie et sociétés, vol. 28, n˚1, 2004, p. 23-43.
15 Id., p. 14.
16 Brandy W. Catanese, op. cit., p. 102.

 
Le Musée de la Diaspora Africaine (MoAD) est une organisation à but non lucratif qui s’est établie dans le centre-ville de San Francisco dans une perspective de revitalisation économique et culturelle. Depuis son ouverture en décembre 2005, le MoAD est devenu un point de chute culturel avec ses voisins, le San Francisco Museum of Modern Art, le Yerba Buena Center for the Arts, Zeum, et le Musée juif contemporain. Il est l’un des rares musées dans le monde dédiés exclusivement à la culture africaine et à sa diaspora en présentant des objets culturels des peuple d’Afrique et des cultures des descendants d’Africains à travers le monde.

Alexandra Martin est titulaire d’un baccalauréat en anthropologie et d’une maîtrise en muséologie de l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche comprennent la représentation des groupes minoritaires dans les musées, la formation des identités ethniques et les relations intergroupes.

 
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