Nathalie Boulouch, Le ciel est bleu. Une histoire de la photographie couleur – Érika Wicky

[Printemps 2012]


Nathalie Boulouch
Le ciel est bleu. Une histoire de la photographie couleur
Paris, Les éditions Textuel, 2011, 216 p.

Dans cet ouvrage abondamment illustré, Nathalie Boulouch trace un parcours original au sein d’un siècle d’histoire de la photographie couleur. Ce domaine est d’emblée présenté en termes de géostratégie : tout au début du XXe siècle, l’innovation que constituait la photographie couleur a dû trouver sa place au sein d’un territoire occupé par la photographie en noir et blanc. À partir de là, il semblerait que les prérogatives de cette dernière aient été toujours mieux affirmées par la marginalisation de la photographie couleur. C’est cette marginalisation, souvent reconduite dans les ouvrages d’histoire de la photographie, que N. Boulouch pallie dans son essai en tentant de faire une histoire de la photographie couleur qui dépasse son opposition au noir et blanc. Elle inscrit ainsi l’histoire du médium dans celle des conceptions de la couleur en montrant, par exemple, comment l’imaginaire de la couleur a orienté les recherches destinées à l’élaboration technique de ce médium ou encore comment la vulgarité associée à la couleur en a influencé la réception.

L’autre écueil que N. Boulouch a voulu éviter dans son ouvrage est celui d’une histoire technique de la photographie couleur qui en limiterait la portée à une série d’innovations. Au contraire, l’analyse de l’évolution de la valeur de la photographie couleur repose ici sur l’étude de ses usages par les photographes, le grand public, les magazines, etc., et de sa réception par la critique et le marché de l’art, les institutions artistiques, etc. Cependant, les améliorations successives (qualité du rendu, durabilité des supports, réduction du coût ou du temps de pose, développement des diapositives, etc.) de ce médium sont indissociables de l’usage que l’on en faisait et de sa réception. Elles rythment la progression de l’ouvrage et le cheminement de la photographie couleur que l’on voit évoluer de l’Europe aux États-Unis et s’imposer successivement dans la pratique de la photographie amateur, dans la publicité, les revues de mode, la presse d’information, mais aussi les institutions artistiques, comme le moma qui l’a reconnue en premier.

La légitimation de l’usage de la photographie couleur comme médium artistique bénéficie d’une attention particulière de la part de N. Boulouch. Celle-ci montre bien comment, dès l’invention de la photographie, l’absence de couleur est apparue comme une lacune contrevenant aux performances mimétiques du nouveau médium. L’apparition de la photographie couleur a été perçue comme une réduction notable de l’écart entre l’image et la réalité, et ce, d’autant plus qu’elle avait été développée vers 1905 par les frères Lumière, à qui on devait déjà un autre médium particulièrement mimétique : le cinéma. Paradoxalement, le rapprochement de l’image au réel apporté par la couleur soulignait l’indépendance à l’égard du réel de la photographie en noir et blanc présente dans le paysage visuel depuis une cinquan­taine d’années. Pour cette raison, la valeur artistique de cette dernière a été entérinée, tandis que la photographie couleur a été associée pour longtemps à un mode mineur. Quant au potentiel documentaire de la photographie couleur, il n’aurait pas été perçu immédiatement, notamment en raison de l’écart entre les photographies en noir et blanc prises par des photogra­phes amateurs pendant la Première Guerre et les photographies couleur dont la prise de vues, nécessitant un trépied et un temps de pose important, ne pouvait rendre justice au caractère dramatique du conflit. L’usage de la photographie couleur s’avère donc être aussi marginal dans le domaine de la photographie documentaire où elle semble n’avoir été exploitée que par les ethnologues.

Le succès commercial remporté par la photographie couleur auprès du grand public dès la fin des années 1930, grâce au Kodachrome et à l’Agfacolor, a aussi considérablement marqué l’histoire de la photographie couleur telle que l’envisage N. Boulouch. Le fait que cette pratique déplaçait le travail du photographe du tirage vers la prise de vue a contribué à associer la pratique de la photographie couleur à une pratique d’amateur et le médium aux photographies de vacances. De même, la photographie moderniste n’a ménagé qu’une faible part à la photographie couleur, jugée peu conforme aux aspirations du mouvement. Paradoxalement, c’est la popularité de la photographie couleur, en raison de laquelle elle avait été dénigrée, qui lui a finalement permis d’entrer dans les institutions artistiques dans les années 1960, ayant été récupérée par des artistes tels que Dan Graham ou Robert Smithson, qui jouaient avec la hiérarchie des genres et inauguraient une pratique que la critique allait appeler, plus tard, « snapshots chic ».

Le livre de N. Boulouch présente un grand intérêt à plusieurs égards : outre les considérations historiques précieuses qu’il recèle, il fournit des pistes de réflexion susceptibles d’amener à reconsidérer le recours à la photographie couleur par certains artistes ou magazines en l’envisageant comme un choix lourd d’implications, comme une prise de position esthétique. De plus, bien qu’elles ne soient pas développées, les allusions à la photographie numérique, dont la pratique actuelle semble tendre à marginaliser l’usage du noir et blanc, invite le lecteur à interpréter les pratiques actuelles de la photographie comme un épilogue à cette histoire de la photographie couleur.

Érika Wicky est historienne de l’art. Elle enseigne et effectue un stage de recherche postdoctoral à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse tout particulièrement aux écrits sur l’art et à l’histoire culturelle du XIXe siècle.

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