Nicolas Baier – Emmanuel Galland, De la peinture par téléphone

[Automne 2000]

par Emmanuel Galland

Si la tendance se maintient…
Au début des années 90, Nicolas Baier s’acoquinait avec la tendance majeure de la photographie dite plasticienne dans son défilé de caissons lumineux et autres installations stigmatisées par un médium qui décide de sortir de sa surface et de prendre de l’expansion extra-bidimensionnelle.

Tout comme la sculpture au tournant des XIX/XXe siècles est tombée de son socle, le cadre, le passe-partout, le tirage photographique et son verre sont tombés par terre. Ainsi, des surfaces lumineuses, intrigantes et d’abord déconcertantes, intégrées aux murs en contrebas, (re)présentaient des jeux de mains ou plus précisément des jeux de paumes. Elles faisaient mine (mime) de repousser la cimaise (« accroc/hage » judicieux). Plus loin dans la galerie, un caisson en épaisseur enserrait le corps nu, vu de dos, d’un modèle masculin reproduit à l’échelle humaine, caisson accoté contre le mur. Comment représenter le corps dans notre mo(n)de (de vie) contemporain ? Comment se sortir du cadre, prisonniers que nous sommes des codes en vigueur ? Vaine tentative de violenter les cimaises blanches et alcalines de l’éternelle galerie-lambda, mais, par contre, ici-même, réussite dans le trouble de la perception du visiteur que je fus.

Aujourd’hui et depuis l’exposition De fougue et de passion (1997) où Baier inaugurait ses nouvelles moutures, le traitement photographique a repris son allure bidimensionnelle. J’écris « allure », car les effets divers apportés au fur et à mesure de sa recherche autour de carrés gigantesques ne sont pas limitatifs dans sa pratique. De plus, les divers agencements et contournements infligés aux prises de vue réassemblées apportent plus souvent qu’autrement une profondeur de champ, une vision perspectiviste (Sans titre [Salon]), quand Baier ne se contente pas de simples juxtapositions-accumulations en à-plats tout aussi heureuses (exemples : Sans titre, [Ronds], Sans titre [Plancher]) ou de photographies agrandies, mais dont le point de mire est iconoclaste (exemple : Sans titre [Vaisselle]). Les écarts sont constants ; cependant, le travail de mise en exposition demeure invariablement scénographique.

Isonico1
A contrario de tous les apprentissorciers et maîtres reconnus de la tendance photo-plasticienne aux négatifs standard gonflés en grands formats – alors que la photographie s’est voulue peinture, calife parmi les califes –, Baier justifie la taille de ses tableaux par une règle simple et strictement maintenue depuis ce temps (1996-1997). Faire grand impressionne toujours, sensation garantie ! Sa justification provient d’une mesure étalon : celle des matériaux de construction en Amérique du Nord, 4 x 8 pi, multiples de 8, 16 po séparant deux studs. Ainsi va la vie d’artiste de Nicolas, par tranches de carrés de 8 x 8 pi composés de 144 carrés de 8 po de côté. Voilà la norme ISONICO (non déposée) : une clé résorbant un mystère.

Maître chez nous!
Quoique l’artiste en question ne se réclame d’aucune filiation directe dans la photographie contemporaine québécoise et/ou internationale, on pourrait néanmoins avancer l’hypothèse selon laquelle Nicolas Baier se place entre un Serge Tousignant et un Alain Paiement. Mais cela dit, sans suivisme, sans s’y coller. Son travail en appelle aux jeux de distorsions visuelles opérés en analogique du temps de Tousignant – précurseur local –, de rendus confondants et autres chassés-croisés de faux-semblants, mais tout autant aux épreuves plastiques infligées par Paiement à la photographie, au travers de formes proprement sculpturales réactivant ses prises de vue multiples en analogique, manipulées par la suite en numérique dans ses installations les plus monumentales. Mais on pourrait fouiller plus loin chez S.T. en se reportant aux différents pliages et autres sculptures aux effets de transparence récemment réexposés par la Galerie Graff et aux simples superpositions de négatifs ou points de vue extraordinaires d’ A.P. Le triptyque photographique de la Biennale de Montréal 2000 pourrait être mis au défi de la comparaison avec des traitements de sujets similaires.

Rappelons-nous que S.T. a reçu une formation et un diplôme en beaux-arts, orientation graphisme, et qu’A.P. a amorcé sa carrière avec de la peinture « aérienne ». Remarque non innocente quand on sait que N.B. présentait ses premiers solos à la Galerie V.A.V. de l’Université Concordia avec de grandes toiles peintes aux couleurs sombres, investies de représentations tant figuratives qu’abstraites, incorporant des éléments parasitaires tels que des collages de papiers imprimés. Lien non sans arrière-pensée pour dire le coloriste chez N.B. Dans son travail le plus récent, j’ajouterais le matiériste (glacis soulignés, couleurs et lumières tour à tour tamisées ou renforcées par l’outil infographique Photoshop). Le cas le plus probant et le plus repérable en est Charte (Optica), mais c’était déjà notable dans Sans titre (Établi) (œuvre-charnière à mon avis), où le jeu de déplacement de carrés imbriqués dans le grand carré ne faisait que souligner la palette de couleurs homogènes dans tout atelier hétéroclite de bricoleur : outils dans une gamme de gris et d’argentés ou franchement rouge ; pinceaux et manches dans les bruns des bois naturels. Une fulgurance orangée nous projetait déjà lost in space en 1997 avec L’appendice, l’autre et le courage. Un patchwork ou plutôt une courte-pointe postdisco (Fracture) nous ramenait au collagiste débridé et sans complexe (juxtaposition d’images abstraites et floues à des carrés d’échantillons de faux-finis reluisants).

Avec/sans (dé-)ménagements : néo-Real
C’est définitivement plus avec les Nouveaux Réalistes que N.B. se sent en odeur de sainteté. Avec sa touche appropriationniste d’objets, de biens communs, et ses opérations de détournements ou de mise à la verticale à la Spoerri. Toutefois, le propos de Baier ne comporte aucun programme esthétique précis, il n’est d’aucun engagement politique, quel qu’il soit. Il s’agit plutôt d’un engagement de soi, point nodal, dans la chose artistique.

Mais dans le traitement des pièces présentées au moment de la Biennale de Montréal 2000, c’est plus vers les cubistes qu’il faut se diriger. Certains patterns nous en convainquent : assemblage, superpositions successives d’éléments désynchronisés d’un même lieu – en simultanéité – accolées parfois à des éléments sans rapport avec la scène annoncée ou matériaux sin nobilitate incorporés (une chambre à coucher plus ou moins anonyme : le triptyque Lundi, 05-06-07, Octobre), les effets de transparence, etc.

En même temps, c’est la chronophotographie qu’il faut convier à son tour. En Eadweard Muybridge et Étienne-Jules Marey qui ne se sait pas, N.B. réalise à sa façon des photos de coupes spatiotemporelles (sans intégration de mouvement au contraire du propos de ses illustres prédécesseurs), en composant et recomposant des scènes d’intérieur. Voir l’édition produite et mise en vente par le Centre international d’art contemporain de Montréal au moment de sa Biennale, triptyque (Mardi, 28-29-30, Septembre, 45 x 45 cm ch.) qui, avec son coin télé d’abord anodin, joue de substitutions, d’effacements d’accessoires et de rajouts. Il nous fait saisir (la télécommande est bien en vue) combien le travail de zapping-sampling-moving opéré par l’artiste, loin de brouiller le sens des images finales, nous inonde d’un sentiment identificatoire direct.

Cuisine et dépendances
En somme, quiconque ne connaît pas la « cuisine » de N.B. commenterait l’œuvre en cours comme un autoportrait continuel, un vrai-faux puzzle. Les pièces (morceaux de puzzle) constamment ajourées de la « manière » Baier, le questionnement quasi égotiste au laisser-aller assumé (« voilà ce que je suis, c’est à prendre ou à laisser ») grossissent l’ego. Dévoiler qu’il vampirise les intérieurs de ses proches pour ses représentations photographiques n’enlève rien à la qualité du projet artistique. C’est préciser qu’il s’agit là d’un autoportrait détourné (détouré, sans corps), délibérément mis en scène, et que le mystère inhérent véhiculé par ces scènes inhabitées ou habillées par les seuls objets, artefacts, détritus à l’abandon, sera maintenu. Depuis sa période caissons lumineux, Baier s’est départi de l’intention (la tentation) de représentation du corps. Il persiste pourtant dans ces pièces (chambre à coucher, salon, coin télé, partie de cuisine) ; mouvements incessants d’un être qui place sa vie d’atelier au même rang que sa vie en privé. Pas de misérabilisme chez Baier, ni d’atermoiement. Un piège intrinsèque à ces séries où l’image – plus ou moins – manipulée demande aux regardeurs de s’attarder. Non pas pour contempler la scène (généralement pauvre, au demeurant), mais afin de reluquer, de déconstruire l’ensemble pour reconstruire à partir de chaque élément-tuile, pour ainsi dire en découdre avec ce triturage énigmatique.

Électro-Niko
(Libre-)arbitre, coloriste, tachiste, matiériste, collagiste, designer (d’intérieurs), assembleur-opérateur pour ne pas dire tourneur-fraiseur, N.B. Niko & Cie est un vrai plasticien dans l’acception courante – bien ou mal utilisée désormais par tout artiste français – petit comme grand faiseur. Niko n’est pas un photographe postdocumentariste (ses manipulations et le staging intrinsèque aux projets nous le confirment). Il ne prolonge pas les paramètres établis par la photosculpture, mais produit selon sa spécialité d’entrepreneur : marqueteur-carreleur.

Notes
1 Terme créé par le photographe-arpenteur Yan Giguère au moment de l’intronisation de N.B. au Centre d’art et de diffusion Clark (mars 2000).

Emmanuel Galland. Artiste lyrique, A-mi, Helper, Agent, Partner, In-Team, Polémiste à ses heures, Propre sur lui.