Nicole Jolicoeur, Toucher sur image (vibrato) – Sheena Gourlay

[Hiver 2016]

Toucher sur image (vibrato)
Galerie des arts visuels, Université Laval, Québec
Du 6 avril au 24 mai 2015

Par Sheena Gourlay

J’ai remarqué d’abord la musique. Le son mélancolique d’un violoncelle résonnait jusque dans le corridor, m’invitant à entrer dans la galerie. À l’intérieur, deux images vidéo tournoyaient sur le mur à ma gauche, rappelant le mouvement des vieux tourne-disques. Les images étaient de vieilles photos de musiciennes, la courbure des photos reflétant leur mouvement dans la vidéo. Fragmentées, superposées, les images s’empilaient, se désempilaient, s’accumulaient et s’effaçaient, toujours au son du violoncelle, comme si elles n’existaient que grâce à la musique, destinées à disparaître avec la dernière note. À ma droite, une table couverte de vases à fleurs remplis de vieilles photos et d’autres papiers jaunis par la lumière et le temps occupait l’autre côté de l’espace. Je suis entrée entre l’image et l’objet.

En m’approchant de la table, j’ai reconnu la photo de la jeune violoncelliste dont l’image revenait de manière obsédante dans la vidéo. Il y avait également d’autres images, elles aussi vues dans la vidéo – la violoncelliste plus âgée, seule ou avec d’autres musiciennes – ainsi que des affiches, des coupures de presse, des lettres et des télégrammes, la plupart datant des années trente. Le nom « Elsa Hilger » était omniprésent. Était-ce la violoncelliste ? Était-ce l’origine de l’oeuvre ? Les papiers ne livraient pas leurs secrets puisqu’ils n’étaient lisibles que par bribes.

Telle fut ma première rencontre avec l’oeuvre récente de Nicole Jolicoeur, Toucher sur image (vibrato). À première vue, avec cette installation l’artiste poursuit sa réflexion sur le document photographique. Jolicoeur est bien connue pour son corpus d’oeuvres créées à partir des archives photographiques de l’Hôpital de la Salpêtrière qui datent de la fin du XIXe siècle, moment où les images de jeunes « hystériques » ont scellé un lien entre « voir », « savoir » et « pouvoir ». Mais les documents à partir desquels elle réfléchit dans cette œuvre ne viennent pas d’archives officielles. Selon l’artiste, ce n’était que de vieilles paperasses trouvées dans un marché aux puces trente ans auparavant. Leur statut, en tant que document, est plus précaire, voire incertain.

Les archives ont souvent servi aux artistes et aux philosophes d’objets d’étude et de métaphore. Jacques Derrida s’est penché sur elles comme trace, ou tracé, tant en raison des objets qui s’y retrouvent que des gestes d’organisation et d’interprétation par lesquels elles prennent forme. Mais il a aussi remarqué le pouvoir qui sous-tend tout geste d’archiver – de choisir, d’organiser et surtout de détruire1. Toucher sur image (vibrato) nous invite à regarder les archives qui auraient pu être, ou qui ne sont plus, celles qui ont échappé au geste institutionnel. Les documents exposés n’étaient vraisemblablement que des archives personnelles, donc d’importance passagère. Les raisons derrière leur collection ont disparu avec le collectionneur (ou la collectionneuse… la violoncelliste ?). Une fois ces document déplacés de leur origine et transférés dans un autre médium, leur signification est moins assurée. C’est donc d’abord cette fragilité, la fuite du temps et du sens, que l’œuvre nous présente.

Les notes graves et évocatrices du violoncelle reprenaient les thèmes du temps et du mouvement. Il s’agissait non pas d’une œuvre complète, mais d’un simple passage qui tourne et se retourne2. Comme les images, la musique a été trouvée et retravaillée au point que son origine s’est perdue. Mais si elle retrace ce mouvement entre les médiums et les époques, le rendant tangible en quelque sorte, la musique suscite en même temps d’autres réflexions. Elle remplit l’espace entre les images et les objets, traversant même le corps du spectateur. Nous sommes touchés par l’œuvre au sens propre autant que figuré. De plus, le timbre du violoncelle rappelle la voix humaine, ce qui nous est le plus intime, mais aussi, comme Derrida l’a remarqué, le plus étranger à nous-même. Au lieu du face-à-face habituel avec l’image photographique, l’œuvre nous rappelle que la rencontre avec une image est toujours une rencontre avec autrui, un rapport affectif autant qu’intellectuel, produit dans le mouvement du temps auquel nous ne pouvons pas nous soustraire.

Toucher sur image (vibrato) nous invite à réfléchir sur le document photographique, non pas comme trace du passé, mais comme tracé, mouvement, le mouvement à travers le temps et l’espace – du format analogue au numérique, des archives privées à l’œuvre visuelle. Alors, les significations s’accumulent, se superposent et se déplacent. La réflexion de l’artiste sur les archives photographiques se déplace aussi. Elle s’étend de l’image à son mouvement dans le temps, en soulignant que la signification ne peut pas être séparée du sensible. C’est dans cet entre-deux qu’elle prend toute sa force.

1 Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, suivi d’« Hommage à Jacques Derrida » par Daniel Bougnoux et Bernard Stiegler, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2014.
2 J’aimerais remercier Patrick Wedd, Donald Pistolesi et Jonathan Bailey pour leurs commentaires sur la musique.

 
Sheena Gourlay est professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa où elle enseigne en histoire de l’art et en études féministes et de genre. Elle s’intéresse aux pratiques actuelles en art et leurs rapports aux théories contemporaines.

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