Clément Chéroux : La nouvelle galerie de photographie du Centre Pompidou – Rémi Coignet

[Printemps-été 2015]

À l’automne 2014, le Centre Pompidou inaugurait un nouvel espace d’exposition entièrement dédié à la présentation de la photographie. Au-delà des implications strictement locales qu’elle suppose, une telle décision, de la part d’une institution muséale d’envergure mondiale, peut être comprise comme une reconnaissance sans équivoque de la légitimité de la place désormais octroyée à ce médium au sein du système et des institutions canoniques de l’art contemporain. Conservateur de la photographie du Centre Pompidou, Clément Chéroux explique les motivations au principe de cette décision, ainsi que les implications théoriques qui lui sont inhérentes.

Rémi Coignet : Pourquoi le Centre Pompidou a-t-il fait le choix d’ouvrir une galerie dédiée à la photographie ?
Clément Chéroux : Il y a trois ans, le président du Centre Pompidou, Alain Seban, m’a demandé de réfléchir aux différentes possibilités de créer un espace spécifique pour la photographie. J’ai alors observé la situation des institutions pluridisciplinaires qui conservent de la photographie, mais aussi de la peinture, de la sculpture, de la vidéo. Je me suis rendu compte qu’il y avait, en gros, deux modèles.

Le premier modèle, plutôt américain, en vigueur au Metropolitan et au MoMA à New York, consiste à présenter les expositions et la collection dans une galerie de photographie et à ne pas montrer de photographie dans le reste du musée. L’autre modèle, plutôt européen – celui du Centre Pompidou, depuis son ouverture en 1977, et celui de la Tate aussi, aujourd’hui – consiste à présenter de la photographie dans le parcours permanent des collections et, de temps en temps, dans de grandes expositions. Chacun des deux modèles a des avantages et des inconvénients. Le modèle américain permet de bien montrer la collection et le travail des conservateurs, mais il a un handicap : il ne permet pas le dialogue des arts. Comment concevoir aujourd’hui une salle sur le surréalisme ou sur le constructivisme sans en montrer les photographies ? Le modèle européen présente, lui les avantages et les inconvénients exactement inverses.

À la suite de ce constat, nous avons pris la décision d’observer conjointement les deux politiques : de continuer à avoir de la photographie dans le musée, mais aussi d’avoir un espace spécifique pour la photographie. Nous y montrerons trois expositions par an, une historique, une contemporaine et une thématique.

RC : Justement, après l’exposition inaugurale consacrée au photographe surréaliste Jacques-André Boiffard, se tient actuellement une exposition thématique intitulée Qu’est-ce que la photographie ?, qui réunit des artistes aussi divers que Brassaï, Ugo Mulas et Mishka Henner. Cette question posée au médium est-elle une définition possible de la photographie comme oeuvre ?

CC : Ce qui nous intéressait dans ce projet était de montrer une trentaine d’artistes qui, des années 1920 à nos jours, se sont posé cette question, « qu’est-ce que la photographie ? ». Et on peut évoquer, en effet, Man Ray, Ugo Mulas, Jeff Wall ou, plus récemment, Mishka Henner, qui se posent cette question et y répondent au travers d’une photographie ou d’une série. Cette question, que l’on pourrait dire ontologique, on se l’est posée depuis les débuts de la photographie. Mais il y a des moments où ce questionnement a été plus intense qu’à d’autres. On se rend compte que ce sont toujours des moments de très grand bouleversement des pratiques photographiques, par exemple, lorsque la photographie s’est industrialisée au milieu du XIXe siècle ; quand on est passé du collodion humide au gélatino-bromure d’argent à la fin du XIXe siècle ; quand, dans les années 1920-1930, on est passé à la photographie petit format et qu’elle a commencé à envahir la presse ; quand, dans les années 1970-1980 il y a eu une reconnaissance culturelle et institutionnelle de la photographie et quand, aujourd’hui, on est passé au numérique. C’est parce que l’on change de pratiques que la question se pose.

La particularité de cette exposition est de poser cette question ontologique non pas du point de vue théorique, mais par rapport aux pratiques photographiques, avec l’idée de laisser les artistes nous dire ce qu’est la photographie. L’arrière-plan, pour nous, est de démontrer que l’on ne peut pas répondre à cette question omniprésente dans le discours théorique, qu’il n’y a pas d’ontologie de la photographie. Il n’y a que des réponses individuelles et spécifiques. On se rend compte, en réunissant trente artistes, que chacun a sa propre réponse. Un tel va dire : « La photo, pour moi, c’est la lumière. » Tel autre va dire : « Pour moi, c’est la mémoire. » Tel autre encore : « C’est le cadrage ; c’est l’instant décisif ; c’est l’écart entre le réel et la représentation. » C’est donc une exposition un tout petit peu perverse parce qu’en posant la question « qu’est-ce que la photographie ? », nous faisons mine d’y apporter une réponse alors qu’en fait c’est impossible.

RC : Ce que je cherchais à vous demander, mais on peut élargir, c’est : « Qu’est-ce qui pour vous, en tant que conservateur, définit une pratique photographique comme une œuvre ? »

CC : Qu’est-ce qui fait œuvre ? C’est une question tout à fait légitime, mais qui n’est pas forcément liée à « qu’est-ce que la photographie ? » Je dirais, aujourd’hui, que ce qui fait œuvre, c’est une démarche. C’est quelqu’un qui se lève le matin en disant : « Je vais réfléchir à un sujet et je vais en proposer une forme plastique qui sera destinée à un public et transmettra finalement la question que je me serai posée. » Pour moi, aujourd’hui, c’est ça qui fait œuvre par rapport à une photographie appliquée. Au début du XXe siècle, Aloïs Riegl parlait de Kunstwollen, de volonté de faire art. Et bien, c’est cela. Mais la photographie complexifie hautement cette notion du « faire œuvre » et elle complexifie notre rapport à l’art. Une des particularités de la photographie est que, parfois, une photographie faite sans démarche, sans volonté d’art, peut avoir une puissance et un intérêt tout aussi forts qu’une photographie faite dans un contexte artistique.

RC : Ça rejoint le travail sur la photo trouvée…

CC : Ça peut être le cas de la photo amateur, du reportage, de la photo de mode, des photographies faites sans auteur, par des caméras de surveillance ou un photomaton, par exemple. Dans l’art tel qu’il s’est construit depuis la Renaissance, il y avait toujours un artiste qui avait un savoir-faire et qui dépensait beaucoup d’énergie pour produire une œuvre d’art. Ce que la photographie est venue nous apprendre est qu’une image sans auteur ou dont l’auteur n’avait pas forcément de volonté d’art peut produire des images qui suscite de l’émotion ou des questions chez celui qui la regarde. C’est en cela que la photographie a fait trembler les fondements de l’art. C’est ce qu’avaient très bien compris Marcel Duchamp et László Moholy-Nagy dans les années 1920. On se rend compte que nombre des artistes qui ont utilisé la photographie au XXe siècle et qui sont les plus haut placés dans les grilles de reconnaissance – je pense, par exemple, à Walker Evans, à Moholy-Nagy, à Diane Arbus – n’ont cessé de dire cette puissance de la photographie vernaculaire, amateur, scientifique. Moholy-Nagy n’a cessé de dire qu’il fallait regarder la photographie scientifique ; Walker Evans, la photographie d’architecture ; Diane Arbus, les albums de famille. Ces artistes n’ont cessé de se tourner vers cette autre photographie. Donc, aujourd’hui, je pense qu’une institution comme le Centre Pompidou, dont la mission est de défendre les artistes et les œuvres, doit aussi se pencher du côté de cette photographie, vernaculaire, amateur, d’architecture, de presse, parce qu’il y a des choses à en apprendre.

RC : Oui, et cela recoupe ce que vous venez de dire : le statut d’une photographie évolue dans le temps. CC : Parfois, des photographes documentaires ou des amateurs deviennent des artistes. Comment un enfant comme Lartigue, faisant ses photos pour s’amuser, peut-il se retrouver exposé au MoMA dans les années 1960 et devenir un des photographes les plus géniaux du XXe siècle ? Comment un Eugène Atget, qui faisait de « simples » vues documentaires de Paris, se retrouve-t-il aujourd’hui perçu comme l’un des plus grands photographes du XXe siècle, exposé dans les plus grands musées ? Et bien cette dimension fait que la photographie est complexe, qu’elle n’est pas facilement compréhensible selon les grilles habituelles du regard que l’on porte sur l’art. C’est pour cela que lorsque nous organisons une exposition sur Cartier-Bresson, nous ne focalisons pas uniquement sur le Cartier-Bresson artiste, surréaliste des années 1930. Nous montrons aussi du reportage, des commandes et la façon dont ces facettes dialoguent. C’est aussi pour cela que lorsque nous organisons une exposition comme Paparazzi ! au Centre Pompidou-Metz…

RC : J’allais justement vous parler de ce que l’on pourrait considérer comme un grand écart. Être en même temps le commissaire de l’exposition Cartier-Bresson et celui de l’exposition Paparazzi ! Comment définiriez-vous la fonction du conservateur ?

CC : Pour moi, c’est précisément non pas un grand écart, mais au contraire une tentative de réconcilier des pôles qui font la nature même de la photographie. Elle est autant du côté des paparazzis que du côté des artistes, et je pense que l’on ne peut pas la comprendre si on sépare ces différents pôles. Je crois qu’au contraire il est extrêmement important de montrer les perméabilités qui s’instaurent entre ces différents domaines. Nous avons aussi tenté de montrer au travers de l’exposition Paparazzi ! qu’aujourd’hui beaucoup d’artistes regardent cette photographie de paparazzis et en intègrent les codes dans leurs propres œuvres. Nous voulions encore pointer que c’est en réinstaurant ce dialogue entre une photographie considérée comme non artistique et une photographie artistique qu’on pouvait mieux comprendre ce qu’était la photographie elle-même. Pour moi, et j’ai bien conscience que cela peut paraître un grand écart, c’est tenter de comprendre, au plus juste, ce médium particulier.

RC : Votre ambition est donc d’embrasser l’ensemble du champ du médium, pas de définir ce qui est de l’art ou n’en est pas ?

CC : Moi, ce qui m’intéresse est de permettre cette recomplexification de la photographie. Je vais vous donner un exemple. Quand on fait l’accrochage d’une « salle Picasso », pour mieux faire comprendre ce qu’est le cubisme, il est utile pour nous d’avoir quelques masques africains. Eh bien, c’est exactement la même chose avec la photographie. Si je veux bien montrer la révolution visuelle qu’a été l’invention de la rayographie ou du photogramme par Man Ray et Moholy-Nagy au début des années 1920, il faut avoir quelques radiographies, quelques photographies produites aux rayons X qui permettent de comprendre pourquoi ces images quasiment abstraites ont eu une influence sur l’art des années 1920. Il s’agit simplement d’avoir quelques exemples pour mieux faire comprendre cette complexité de la photographie.

Rémi Coignet est le rédacteur en chef de la revue The Eyes, dont le thème principal est « Europe et photographie ». Depuis 2008, il est l’auteur du blog Des livres et des photos sur le site du journal Le Monde. En 2014, il a publié Conversations, un recueil de ses entretiens avec des photographes tels que Lewis Baltz, Anders Petersen, Daido Moriyama et Pieter Hugo. Conversations est disponible en éditions francaise et anglaise.

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