Histoire de famille – Michel Lapointe

[Printemps 1990]


par Michel Lapointe

Le petit Chaperon rouge reprit son chemin d’un pas précipité. La raclée qu’elle allait prendre quand sa même la verrait se pointer deux heures après le souper !

La vieille malcommode l’était encore plus depuis que sa fille ne lui envoyait plus porter qu’aux deux semaines son épicerie qui avait déjà été hebdomadaire. Mais les parents du petit Chaperon n’y pouvaient rien. Impuissants, ils voyaient la pauvreté les acculer à des situations fort peu enviables.

Les temps étaient durs. Le bon roi s’évertuait à le faire comprendre à des sujets souvent récalcitrants, gâtés par des années d’abondance. La même était de ceux-là. Jamais elle n ‘avait manqué de ses pain et beurre quotidiens. Les réaménagements dans la livraison de ses victuailles ne pouvaient lui apparaître que comme une manifestation de mauvaise volonté de la part de sa fille. Elle l’avait d’ailleurs toujours trouvée ingrate.

Ce défaut exécrable de l’ingratitude avait été porté à sa quintessence par son mari. Mais sa fille ne l’avait pourtant jamais connu ! L’arsenic avait eu la vertu d’éliminer sa mauvaise influence, plus qu’indésirable dans le développement d’une bonne éducation. Ce qui avait de toute évidence été inutile…

L’esprit de même était encore à vaquer dans les parages de ces méditations lorsque la bobinette fit son office, offrant la figure embarrassée de sa petite-fille à son regard courroucé et au mouvement rapide et transversal de sa main. « Où c’est que t’étais passée, petite écervelée ? T’as vu l’heure ? » ajouta-t-elle, question d’agrémenter son geste de paroles appropriées.

« Mais même, il m’a fallu me défaire d’un vilain loup dans les bois profonds et noirs ! Aussitôt que je l’ai pu, j’ai accouru vers ta masure, ton charmant sourire, tes yeux doucereux et tes mains belles et tendres ! », mentit la jeune héroïne à la joue rougie.

Le loup, bien loin d’être vilain, s’expliquait fort mal d’avoir été mis sur une mauvaise piste, à moins de retenir l’hypothèse d’une vision déficiente chez la pauvre enfant. Malgré son malheur, jamais il n’aurait osé la soupçonner de l’avoir sciemment dupé et encore moins de l’avoir diffamé auprès de la vieille dame de la forêt.

Le gentil loup était également pauvre. Très très pauvre et affamé. Mais il s’en était accommodé. Son taux de cholestérol atteignait maintenant un niveau à peu près normal. Ce qui le chagrinait, cependant, c’était de ne plus pouvoir se protéger contre le froid.

À cause de la disette, il n ‘avait plus que la peau et les os. La chose était étonnante pour un animal à pelage. Et à cause de la perte d’icelui, on pouvait constater que le petit Chaperon rouge n ‘avait pas entièrement eu tort de le dire vilain, tant il faisait peine à voir.

Cela ne réglait en rien le problème du bon loup. Il ne parvenait toujours pas en vue de la chaumière de cette vieille dame qui avait mis en vente son manteau de fourrure. Ce manteau qui allait enfin lui permettre de retrouver ne serait-ce que le sentiment d’un pelage.

Pendant ce temps, la même ne digérait pas que sa petite-fille ait égaré un éventuel client en plein bois. « Ben v’la qu’astheure tu me fais perdre ma seule chance de me faire quelques piastres ! » Elle allait le lui payer, menaça-t-elle dans un long soupir rauque et caverneux.

Les braises rouges du feu attirèrent le regard de la vieille, exultante de démence. Elle referma ses doigts griffus sur le petit Chaperon dans l’intention de l’y précipiter.

« Non ! Non ! Madame ! », s’écria la petite, soudain plus polie qu’à son habitude. Chose sûre, sa malice n’était encore qu’en bourgeons et malgré qu’elle fût fort prometteuse, elle n’était pas, à cet ultime instant, de taille à lutter contre la marâtre. Impuissante, elle se voyait déjà badigeonnée du beurre même qu’elle avait apporté à cette aïeule qui lui survivrait.

Les mains rugueuses placèrent la grille du charcoal tout près des braises écartâtes. Une fumée épaisse et noire s’éleva un instant, pour revenir entourer la même.

« Nous avons enfin trouvé le Canis lupus nudus, vaillants compagnons ! Courons, courons le capturer ! » Les chasseurs rabattaient le bon loup vers l’intérieur de la forêt. Ramenant son regard devant lui dans un dernier bond, il eut à peine le temps de voir le carreau transparent que, dans l’impact, il fit éclater en mille morceaux.

« Que c’est ça ? », s’écria la vieille en recevant en pleine figure le grand corps malingre. Mais ses invectives s’arrêtèrent net pour laisser la place aux hurlements de rigueur lorsqu’elle tomba sur la grille qui avait initialement été prévue à d’autres fins.

Avant que l’histoire finisse bien — comme il se devait —, même poussa avec moult professionnalisme le dernier soupir que lui demandaient son rôle ainsi que les circonstances. Lorsque les chasseurs passèrent le pas de la porte, ils trouvèrent leur proie en train de lécher tendrement le beurre sur les vêtements du petit Chaperon. Décidément, il fallait vraiment que l’enfant fût myope pour s’en être échappé autant sur elle !

Parant au plus pressé, les chasseurs s’occupèrent de secourir le reliquat d’humanité qui demandait au moins à être retourné. Ceci laissa au loup le temps de fuir, aidé du petit Chaperon qui l’amena filer des jours heureux auprès de ses parents.

On parvint à liquider les biens de la même. Mais on raconte dans tout le pays que par certains soirs où le ciel flamboie, son manteau de fourrure se met à danser des gigues macabres et à courir la campagne pour mettre en garde les jeunes enfants trop menteurs et les ramener à de meilleures vues.