Le sourire du cordonnier – Louis Hamelin

[Printemps 1990]


par Louis Hamelin

Avec l’inquiétante inflation du rire qui affecte présentement l’économie libidinale de la métropole, ma décision ne fut pas difficile à arrêter. Pour rédiger en paix mon très attendu traité sur le droit inaliénable à la tristesse, aussi connu (enfin… bientôt) sous le titre de Grand Manifeste de la Morosité,

il me fallait de toute urgence fuir Montréal et son cortège d’amuseurs patentés, de dilatateurs de rate et testeurs de râteliers, de chirurgiens de l’inconscient collectif payés pour chier sur nos bobos intimes et bobettes, de maîtres-chatouilleurs et autres simiesques drilles de même acabit.

C’est qu’ils sont partout, les sales, sur toutes les scènes, à se fendre en quatre pour seulement vous extorquer un sourire en coin. Quand vous ne serez même plus capables de vous remuer un peu les zygomatiques, c’est eux qui le feront, par la force ! Vous vous secouerez les joues, oui ou non ? Sous la torture, s’il le faut ! La bonne humeur tonitruante obligatoire pour tous, la gaieté sans faille comme devoir civique, rien de moins ! Ça valait bien la peine de faire éclater la famille, de se débarrasser enfin des farces plates des mononcles et des montreurs de simagrées accrédités par le clan pour en arriver au rire subventionné du jour de l’An. Ils montent à Montréal, les cracks de l’hilarité tous azimuts ! La plupart des petites bourgades de la province, depuis dix ans, se sont ainsi départies de leurs idiots du village. Je n ‘avais qu’à suivre le chemin inverse.

Dès le départ, un mauvais présage me guettait : la jeune femme qui allait tenir le volant pratiquait, de son propre aveu, la profession de clowne (oui, j’ai requis un avis de l’Office de la féminisation). L’ami qui avait organisé l’escapade ne m’en avait rien dit ! Une clowne ! Moi qui avais cru pouvoir tourner le dos à la ricanante engeance. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je tentai de me montrer à la hauteur, multipliant les boutades maladroites, laissant libre cours aux calembours plus ou moins comiques que mes neurones ajourés par quatre heures de sommeil laissaient filtrer. Ah, s’il faut souffrir pour être belle et beau, il faut sûrement en arracher deux fois plus pour paraître un tant soit peu drôle. Il faut dire ici que la clowne en question n ‘avait elle-même pas tellement le coeur à rire, elle était même tout à fait morose. Il fallut se relayer pour la consoler un peu, ce qui est quand même le comble !

Pour lui changer les idées, je lui demandai les motifs qui l’avaient convaincue de se faire rigolarde à plein temps. Elle répliqua d’une voix lugubre : « J’avais le choix : mourir ou rire. » Ah bon… Et mourir de rire, tu y as pensé, chère émule de Patof ?

Alors nous nous sommes tapé toute la trotte et, par moments, je me sentais plein d’un entrain insidieux, presque joyeux, soudain. J’en vins presque à soupçonner une quelconque forme de contamination au contact de la conductrice, notre porte-parole de la badinerie mondiale qui pourtant, clair contraste, restait parfaitement déprimée tout ce temps. J’avais hâte de me laisser gagner par la platitude infinie du paysage, par la désolation sans retour des mornes étendues précocement enneigées. Mais ça n’allait pas être facile, j’en fus averti dès le seuil de la demeure où nous transportâmes nos pénates provisoires. En guise de bienvenue, un pan de plafond gracieusement incliné nous y mettait devant les yeux, sous forme de poster, le fleuron rhétorique du gloussement érigé en idéologie : Le rire guérisseur. Événement international. Conférences publiques et ateliers. Suivait la déclinaison des dates sur lesquelles s’échelonnerait ce forum sur la santé globale et l’optimisme à toute épreuve.

J’appris alors avec effroi que l’autre jeune femme occupant les lieux se proclamait volontiers spécialiste du rire et se trouvait justement en train de rédiger un texte intitulé Rire et sexualité. Wow ! Ça allait bien, mon affaire ! Je commençais vraiment à me demander comment j’allais bien pouvoir broyer du noir tranquille. « Rire, c’est un viol », me déclara-t-elle les présentations à peine effectuées. Fille fondait bien sûr cette affirmation sur Freud et son étude des mots d’esprit tendancieux. Le caractère agressif du rire y est lumineusement mis en évidence.

Mais pour une personne ainsi penchée sur la question du rire, elle-même n’incitait guère à s’empoigner les côtes. Ainsi, elle daigna me raconter une joke, que je ne rapporte ici que par souci d’authenticité : « Pourquoi les anges volent-ils ? Parce qu’ils prennent la vie à la légère… » Oh oh oh ! On se roulait sur le plancher. Mais pour navrante qu’elle fût, je me doutais bien que cette blague devait contenir, ramassée en deux phrases, toute la philosophie présidant aux destinées de cette maison.

En effet, lorsque les deux filles furent saisies de mon fameux projet d’écrire un traité sur la morosité, ce fut un assaut ininterrompu. Tous les exemples leur étaient bons, il leur fallait absolument me démontrer le bienfait foncier indubitable de ce mécanisme involontaire qui rescapé parfois les humains quand ils chancellent au bord de la lucidité : la bidonnade plein tube. On me proposa aussitôt, en manière de parangon de bonne humeur inattaquable, le cas bien connu du Dalaï-Lama qui, chaque jour, s’épargne un ulcère d’estomac en se psalmodiant cette petite maxime : « S’il y a un problème quelque part, ou bien il y a une solution et alors… pas de problème ! Ou bien il n’y a pas de solution et alors pourquoi s’en faire ? » Et le Dalaï-Lama de se marrer doucement.

Je subodorais que cette logique bien huilée devait comporter une faille : si le problème, c’est moi, et si la solution, c’est encore moi, y a-t-il de quoi pouffer à ce point ? Je me contentai de faire remarquer que le Dalaï-Lama ne me paraissait guère plus intelligent que le Père Noël, qui lui aussi s’esclaffe tout le temps d’une façon mécanique bien fatigante à la longue et sans jamais donner signe de savoir pourquoi. Ah, cet impératif du gargarisme salutaire!

Notre hôtesse poursuivait tout de même, force est de le reconnaître, une réflexion de tous les instants sur le phénomène du rire. Ce fut elle qui m’apprit, citant Robert Benayoun, que s’il y a tout ce rire débridé aujourd’hui, c’est que, voyez-vous madame Chose, y a plus de raison ! Ce fut encore elle qui me fit remarquer que, comme l’a démontré Alfred Sauvé, les humoristes meurent tous fous, suicidés et neurasthéniques. J’eus une pensée pour le poster du Rire guérisseur.

Pour éviter que ces attaques réitérées ne finissent par entamer une mauvaise foi à laquelle je tenais mordicus, je décidai d’accompagner notre ami, le quatrième convive à cette table, chez le cordonnier du coin, puisqu’il venait inopinément de se découvrir un problème de botte. L’occasion était belle d’échapper pour une heure à cette étouffante atmosphère de gaieté à tout prix. J’imaginais déjà avec délice l’antique barbon qui devait tenir ce village par les lacets et qui s’appliquerait à nous assommer consciencieusement avec ses histoires rasantes. Soixante-huit ans de métier ! Enfin un peu d’ennui en perspective !

Mais je me trompais une fois de plus. D’abord, en apprenant que le cordonnier du village se nommait Séraphin Côté, je dus déjà me défendre contre un début de jubilation. Ensuite, une fois à l’intérieur de la boutique, on était tenté d’abdiquer tout de suite. L’échoppe du vieux savetier respirait une joie de vivre du genre inentamable, distillée surtout sous les espèces subtiles de l’ironie. Et le fait est qu’il parvint vite à nous faire tressauter le diaphragme, le lumineux bougre ! Rien qu’à nous parler d’un certain Ti-Jos Roy, un gars de la région, qui chaussait, tenez-vous bien, du dix-sept ! Monsieur Côté, lorsque ce Roy au prodigieux empattement faisait une entrée sonore à la grand-messe le dimanche, ne pouvait s’empêcher de baisser les yeux sur la double merveille et, à tous les coups, il en oubliait son chapelet. Sacré Séraphin. Quand les gens lui demandaient, au temps où il était encore tout à fait ingambe : « Pourquoi marchez-vous si vite ? », il répondait, lui dont le gros orteil ne pouvait souffrir que du six : « Faut bien que je suive mes souliers ! » La façon dont il le disait ! Ce vieux poison distillait la bonne humeur comme d’autres la bile. Et il sécrétait aussi l’esprit, sans le savoir… Comme quand il avait dit aux gens de la presse venus le photographier : « Allez-y, je bouge pas… » Ce bout de phrase-là valait bien un traité de philosophie à la Dalai-Lama. Dans mon effort pour laisser loin derrière la rigolade de la grande ville, je venais de me buter à un mur définitif, à un rempart de la tendre euphorie. Rien n’y ferait, je n’arriverais jamais à garder ma moue des meilleurs jours plaquée sur les lèvres. En la personne du vieux cordonnier, nous étions tombés sur un champion toutes pointures de la catégorie Esprit de bottine. Comme il avait dû en voir sourire, et s’éclater de tous leurs clous, des tatanes fatiguées à la semelle pendante, au coup de pied béant ! Prendre la vie à la légère ? Mais non… le vieux cordonnier connaissait le poids du rire. Pour résumer cette joviale fin de semaine, disons que je n’ai jamais tant ri, à mon grand dam. J’étais aussi bien d’oublier mon Grand Manifeste de la Morosité. Il ne me restait plus qu’à revenir en ville, apprendre à faire et à refaire le grand écart des commissures labiales et me joindre au concert de cette maudite bonne humeur censée manifester le bonheur général. Mais lorsque, par trop accablé par le choeur sacralisé des rieurs, je veux revoir, en rêverie, quelqu’un qui possède la décence minimale de se réjouir sobrement et sainement, c’est du côté de monsieur Côté que je me tourne, c’est le sourire aux dents déchaussées du cordonnier que je revois. Et je me dis, envieux : ce vieux-là, il rit du monde.