Sous le papier, la plage – Sophie Voillot

[Printemps 1990]


par Sophie Voillot

Février, mois de la déprime et de l’abandon total ou partiel des bonnes résolutions du mois précédent. Abandonnant donc mes bonnes résolutions, je m’allume une cigarette, les deux pieds dans la sloche, devant pour cela cracher le transfert que j’avais entre les dents. Telle est l’influence du folklore moderne sur le comportement des indigènes urbains.

On gèle à pierre fendre, il fait un froid à écorner les bœufs, la neige tombe à couper au couteau. On se comprend. Entre la brume dans mes lunettes, la boucane de cigarette et le manège des flocons de neige, je distingue péniblement une vision de rêve.

Une affiche.

Pas n ‘importe quelle affiche : un scandale, parfaitement, d’afficher des choses pareilles alors qu’il neige à pierre fendre au couteau. On se comprend. La mer est d’un bleu turquoise d’une profondeur qui n’a d’égale que celle de ma déprime. À sa surface, une myriade de vaguelettes joue innocemment dans la brise des alizés, projetant sur le sable doré des fonds sous-marins une dentelle frémissante. J’en tremble. Et les palmiers, qui s’en balancent, dansent de toutes leurs palmes la danse goguenarde du je m’en fous, je m’en vais dans le Sud au soleil… Une fille qui me ressemble comme une sœur, en plus bronzée, en plus mince, en moins complexée, sans boutons dans le dos et avec une coupe de cheveux à soixante dollars, s’évache insolemment sur le sable fin, les pieds dans les vaguelettes, un sourire fendu jusqu’aux oreilles dévoilant des dents parfaites.

C’en est trop.

Frénétique, j’insère ma carte de guichet dans la machine. À l’envers. Le bidule recrache mon précieux bout de plastique d’un air méprisant. Ne nous énervons pas, mon nip c’est quoi déjà, ma date de naissance multipliée par mon âge divisé par mes années de scolarité, moins 1. Ça marche. Je vide mon compte, tant pis pour le chèque à Bell, qu’il rebondisse jusqu’au bout du monde, on verra au retour. Puis je me précipite à l’agence de voyages qui a le front d’afficher des choses pareilles et je leur achète un billet aller-retour en moins de temps qu’il n’en faut pour me dégeler les orteils. Ça leur apprendra. Je pars après-demain.

Wow.

Le flash. Dès la descente de l’avion, en pleine nuit, la chaleur odorante, la chaleur épaisse, la chaleur profonde jusqu’au fond du vent m’enveloppe, collante comme un amant un peu ivre. Le créole rigole partout. J’en ai la tête qui tourne. Je cherche un taxi. Avant de me prendre à bord, le chauffeur me fait part du cours exact du dollar. Avec ces choses-là, on ne rigole pas. Il ne m’en reste pas des tonnes, de dollars, il va falloir que je sois frugale dans mon appétit de soleil. Je trouve une chambre d’hôtel, c’est cher mais tant pis, je trouverai mieux demain. Je m’endors en rêvant aux vaguelettes.

Dodo.

Levée à l’aube (juste à temps pour dîner), je croque un morceau, c’est cher mais tant pis, je trouverai mieux demain, et je me mets à la recherche de la plage tant désirée. S’il vous plaît, c’est où la mer ? Derrière les buildings, pardon, édifices ? Au bout de la jetée à gauche ? Entre l’hôtel Méridien et le Club Med, il reste un petit bout de plage publique ? Merci beaucoup.

Oh la la.

Pas un pouce de libre sur le sable brûlant, pire que chez Eaton juste avant Noël. Le bruit en moins, tout de même, vu que la chaleur écrasante a raison des plus bavards. Je finis par m’insérer agressivement entre un couple de Français et une Américaine à froufrous. Ma grande serviette à hibiscus de chez Rossy prend soudain des allures de poêle à frire, mais je m’étends bravement sous le soleil de plomb : j’ai payé, je grille.

Ouch.

Quinze minutes plus tard : si je ne me plonge pas immédiatement dans l’eau turquoise de la mer des Caraïbes, je meurs. Excusez-moi monsieur, pardon madame, va jouer ailleurs, petit mal élevé ! Mais… où sont les vaguelettes ? Horreur ! L’eau est grasse, glauque, opaque.  Pas étonnant, si tous les bateaux parqués dans la baie déversent leurs déchets dedans… pire que le parc Lafontaine la fois où les éboueurs ont débrayé. Je crois que je vais me contenter de m’évacher sur le sable, les pieds là où il devrait y avoir des vaguelettes, et de m’imaginer en moins complexée et sans boutons dans le dos. J’ai payé, je m’évache.

Bon.

Si j’allais me reposer un peu, ça ferait peut-être partir mon mal de crâne ? Je rentre à l’hôtel (c’est cher mais je n’ai pas trouvé mieux) et je m’allonge… pour ne me réveiller que le lendemain matin, rouge comme un ballon de plage. La tête me tourne, j’ai des frissons. Je croyais qu’il n’y avait que le rhume pour vous détraquer à ce point. Je vais aller prendre l’air, ça me fera du bien.

Fiou.

Quelle chaleur. J’ai mal à la tête. Je commence à comprendre : chez nous, il faut mettre pour sortir un manteau / des bottes / des mitaines / une tuque : eh bien ici, il faut impérativement un-chapeau. Mais moi, je n’en ai pas, et la belle dame sur l’affiche non plus. D’ailleurs, je rentre à l’hôtel : j’ai mal au ventre. Comment on dit turista en créole ?

Bref.

Vous avez déjà passé vos vacances à soigner un coup de soleil généralisé en courant aux toilettes à tous les quarts d’heure ? La prochaine fois, j’achète l’affiche et je la fais laminer.