Le village – Hélène Monette

[Automne 1991]


par Hélène Monette

Je viens d’une famille de dix. On mettait les épouvantails sur la corde à linge pour faire peur aux corneilles. L’au-delà, c’était le champ gris, le royaume cent fois interdit, la fourmilière des délivrances d’où l’on chassait les voisins.

Une enfance de laine trempée sur la peau avec les grands chandails gris de mes soeurs, les planètes de mon oncle Arcade et les soupirs du père. Les chansons de la mère.

Des fois, ça sentait le lilas chez les voisins d’en avant. Une fois par année, ils prenaient l’ombre sur le balcon. On les voyait. Ils avaient des chapeaux de paille inutiles et des lunettes fumées brisées. La bonne femme d’en face avait une boutique où il y avait des soutiens-gorge noirs accrochés au plafond, des masques en caoutchouc horribles, des porte-clefs hippies sur les murs, des chandails décolletés en nylon brillant, tailles terminales, des bonbons à une cenne dans des pots de vitre sales. Les bonbons se vendaient le plus. Une fois, ils sont montés à cinq cennes. Dix jours après, la bonne femme a fermé. Alors, elle a mis des flamands roses et des cannes d’eau de javel découpées comme des petits moulins sur la pelouse d’en avant et sur la pelouse d’en arrière, mais c’était pas pour vendre.

Ma mère chantait en faisant de la soupe aux légumes avec du jus de tomate. C’était pas comme dans les autres familles ; elle mettait pas de nouilles comme des roues, ni de barley comme chez les habitants. Je le sais, parce qu’à l’épicerie, c’est tout le temps ça qu’ils achetaient.

On a eu plein de chats. Une fois, on a eu un chien. Un colley. Un vrai. Ma soeur Mimi a braillé comme mille quand il est parti. Je m’en souviens pas trop parce que soit j’étais trop petite, soit j’étais pas là, ou soit je braillais aussi.

Les gars, ils faisaient des lianes avec des cordes attachées aux grands saules et on jouait à Tarzan. C’était un héros dans ce temps-là. Et c’était comme pour vrai parce qu’il y avait une rivière en dessous. Une fois, Pauline Paquin est tombée à l’eau. Mais c’était pas propre, alors elle a pleuré.

À côté de la maison, on avait un shack et il y avait un portrait d’Indien sur le mur en arrière du poêle. Il s’appelait Pontiac. Mon père disait qu’ils avaient fait des bouillottes là, avant, et ma mère disait qu’ils chantaient en mangeant. Nous autres, une fois, on a fait le ménage et on a mis nos dessins sur les murs. On a fait pareil mais on ne chantait pas des vieilles chansons et on mangeait ce qu’on voulait. On n’aimait pas ça la bouillotte.

À l’école, j’étais une enfant du village. La soeur directrice le disait dans le micro: « LES ENFANTS DU VILLAGE ! ». On sortait les premiers. D’autres fois, ils ont essayé de nous faire sortir les derniers, après l’autobus du rang Saint-André, mais ça n’a pas marché. Tout le monde voulait se dépêcher, alors la soeur directrice n’était pas contente. Un moment donné, elle a plus parlé dans le micro à quatre heures et c’étaient les professeurs qui nous faisaient sortir n’importe comment.

Même si nous, on était les enfants du village, on avait un champ. Je dis un champ gris parce qu’il me semble qu’il pleuvait souvent. Comme en Angleterre. Quand on nous demandait si on venait de la campagne, on ne savait pas quoi dire à cause qu’on avait un champ. En fin de compte, j’ai jamais compris pourquoi on appelait ça un champ parce qu’il y avait beaucoup d’arbres et des buttes et des cachettes. Une fois, Loulou et moi on a joué aux chevaliers avec nos frères. Eux autres, ils avaient fait des épées en bois et ils étaient censés nous délivrer. Mais ils sont jamais venus. Nous sommes sorties du fossé derrière les snelliers pour les bouder tout l’après-midi. On comprenait pas pourquoi ils aimaient pas les princesses.

Mon père avait donné à toutes sortes de monticules et de coins d’herbe fauchée toutes sortes de noms, dépendant de où c’était et de comment c’était fauché. Il y avait le salon, le paradis, le pique-nique, le chemin du roi. Ma tante Flora avait planté des fleurs pour moi en bas du salon et on avait appelé ça ma maison, parce qu’il y avait des snelliers qui faisaient un toit et deux entrées. Ma tante voulait que je prenne soin des fleurs et elle m’a appris c’était quoi des mauvaises herbes et pourquoi il fallait pas qu’elles poussent. Mais de toute façon, les fleurs, on les a jamais vues.

Dans le bois, il y avait la rivière qui passait. Elle était plus propre qu’à côté de la maison. Y’avait des concombres grimpants et on les prenait pour faire des bonshommes avec des cure-dents. On prenait aussi des crakias pour se chamailler avec les petites Sauvé. Elles savaient pas vivre, disait ma mère. La plus petite, elle avait coupé les cheveux de ma poupée. Moi, ça me dérangeait pas tellement, moins en tout cas que quand elle a embarqué sur mon bicycle à trois roues, en arrière, et que je me suis déchiré la peau entre le nez et la bouche. Dans la côte, où il y avait de la roche.

Maintenant que l’on reste en ville, quand quelqu’un me demande d’où je viens, je dis que je viens d’une famille de dix et qu’on restait dans le bois. Parce que nous autres, la ville, on savait pas ce que c’était. Maintenant on le sait. Et ça ne fait rien. Y’a pas plus de soleil ici que là-bas. À croire que le soleil, je sais pas encore ce que c’est. Mon père dit que c’est plus pénible de marcher en béquilles dans les autobus que dans le champ et ma mère chante plus fort qu’avant. Maintenant, nous, les plus jeunes, on se contente d’aller à l’école et de traîner dans les rues. L’au-delà, c’est les buildings gris, le royaume cent fois interdit. Ici, la pluie goûte plus la même chose et on n’a pas de corde à linge. Je mets encore le gilet gris de ma soeur pour aller à l’école. Je traîne mes soupirs et je fais peur aux corneilles. Je fais ce que je peux. Épouvantaille.