L’authenticité

[Été 1997]

par Franck Michel

Avec cette livraison de CVphoto débute une série de trois numéros consacrées à la vaste notion d’authenticité. La place grandissante des technologies numériques dans le champs de la photographie, et les bouleversements qui s’en suivent, rendent ce débat essentiel et particulièrement opportun. Pour ce premier dossier, nous avons choisi d’explorer plus spécifiquement la question de l’authenticité à travers le renversement du paradigme objectivité / subjectivité.

Je crois que nous pouvons affirmer que nous assistons actuellement à la désillusion face à une possible objectivité photographique. Des théories récentes sur la photographie démontrent combien l’image «sans code» de Roland Barthes, petit bloc collé à son référent, n’est plus possible, et qu’elle n’a même, sans doute, jamais été possible. L’objectivité photographique n’était qu’un leurre. On avait, jusqu’au début des années quatre-vingt, largement sous-estimé la place de la subjectivité dans l’acte photographique, certains auteurs allant jusqu’à évacuer le rôle du photographe, pour ne s’attarder qu’à une image photographique «miroir du monde». Pourtant, les différentes étapes du processus photographique sont autant de sauts que le photographe imprègne de sa subjectivité tout en éloignant l’image finale du réel. Toute image photographique est une interprétation du réel. Elle en contient au plus une vague trace, mais jamais elle n’en est un calque, même fragmentaire.

L’utilisation des technologies numériques dans le processus photographique creuse plus encore le fossé entre l’image et son référent puisqu’elle repousse les limites de la manipulation à l’infini. Par le truchement de l’informatique, une photographie peut être facilement manipulée jusqu’à ce que la réalité initiale, celle du moment de la prise de vue, devienne méconnaissable. L’image perd alors ses liens avec le réel, pour prendre une autre signification ou devenir une vue de l’esprit1. Aujourd’hui, toute la sphère de la photographie est frappée de cette «prise de conscience» de l’impossible objectivité. De nombreuses pratiques photographiques actuelles posent abruptement la question du renversement objectivité/subjectivité en jouant avec des trompe-l’œil, des détails apocryphes, des réalités factices. La photographie, construction subjective, loin d’être vouée à une mort lente, se trouve revitalisée. Elle redevient pour les artistes un immense champ d’exploration.

Cependant, dans tout ce chambardement, la plus touchée est certainement la photographie documentaire, qui voit sa crédibilité peu à peu s’étioler. Le phénomène de l’image «truquée» n’est certes pas nouveau. Nous avons tous en tête la célèbre photographie du soldat (mort) brandissant un drapeau, de Robert Capa : la mise en scène et la retouche sont partie intégrante de l’histoire de la photographie documentaire. Néanmoins, il est aussi vrai, hors de toute considération théorique, qu’une photographie du génocide rwandais, document percutant sur la barbarie humaine, restera toujours bouleversante d’authenticité. L’image photographique est une image subjective, soit ; cela ne veut pas dire qu’elle ne doit plus montrer, documenter, signifier, dénoncer, mais qu’elle le fait avec une vision singulière, une vérité relative. Et nous spectateur/lecteur, nous ne pouvons plus accepter une image comme une certitude ; nous sommes constamment en droit de douter de son authenticité.

Une revue dans la rue
Dans notre livraison du mois de mars, j’annonçais que CVphoto allait descendre dans la rue. Effectivement, à partir de la fin juin des affiches seront placardées sur les murs des rues de Montréal, Toronto et Vancouver. Pour ce projet, CVphoto s’est associé à un collectif de dix artistes montréalais —N. Amberg, P. Blache, M. Blouin, A. Chagnon, D. Hébert, S. Grégoire, M. Gingras, E. Leier, É. Tremblay et Eva Quintas— qui a déjà réalisé deux projets d’affiches de ce type (pour le Mois de la Photo à Montréal 1995 et pour le prochain Fotofeis en Écosse, novembre 1997). Une revue dans la rue s’inscrit dans une série d’initiatives que CVphoto a mise sur pied pour élargir sa visibilité, tout en faisant la promotion du travail d’artistes d’ici.

1 Ce sujet sera amplement développé par Marcel Blouin dans le texte du catalogue de l’exposition Photographie et immatérialité, présentée au cours du prochain Mois de la Photo à Montréal, en septembre 1997.