Alain Paiement, Parages – Mona Hakim, Les constructions de la vision

[Printemps 2003]

Avec Parages, Alain Paiement conjugue ses préoccupations photographiques, architecturales, picturales et cartographiques pour nous offrir une monumentale représentation spatiotemporelle du bâtiment qu’il habite. Les images, successivement disposées dans l’espace, font littéralement basculer le bâtiment sur le côté.

Lieux et scènes de vie deviennent tableaux, vus en surplomb. Les espaces, balayés par des prises de vue en plongée, se voient recréés dans des assemblages investissant les limites de la captation photographique et les enjeux de la représentation.

par Mona Hakim

Dans un magnifique ouvrage consacré à un important corpus de l’œuvre d’Alain Paiement, publié à l’occasion de sa récente exposition à la Galerie de l’UQÀM1, l’auteure Anne-Marie Ninacs scrute à la loupe la production d’un artiste animé par un profond besoin d’interpréter l’espace qui l’environne.

Cette quête, qui concerne plus spécifiquement les modes d’appréhension et de représentation de l’espace, se traduit par l’expérimentation de phénomènes optiques et la projection de multiples et complexes constructions de la vision. Paiement nous convie ainsi à des expériences déstabilisantes qui requièrent l’abandon de critères liés à la perception naturelle des images et des choses et à réfléchir autrement sur le monde. Parages, sa toute dernière installation photographique, est de cet ordre. Truffée de plans en décalé du bâtiment où habite l’artiste, l’œuvre est révélatrice de l’instabilité perceptive de notre propre espace, voire du caractère équivoque de notre rapport au monde. Anne-Marie Ninacs situe d’ailleurs fort bien cette dernière œuvre dans la cohérence du parcours de Paiement, à partir d’une de ses premières œuvres installatives, Waterdampstrukturen, dans laquelle la forme prééminente du nuage traduit on ne peut mieux les assises mobiles et fragiles de notre conception du monde.

Œuvre monumentale, Parages est constituée de cinq imposantes images – deux d’entre elles ayant le format de murs entiers – suspendues successivement dans l’espace de la galerie. Sauf pour la toute première (une vue en contre-plongée du puits de lumière faisant face aux autres), chacune de ces images représente tour à tour une vue en plongée du propre logis de l’artiste, du toit, de la boulangerie située au rez-de-chaussée de l’édifice et de la cave, incluant une partie de la cour arrière et de la rue principale. Par leur étalement spatial et la découpe de leurs supports, tous ces plans rabattus se laissent sous certains angles percevoir en simultané, ce qui contribue à en complexifier la lecture. Ces projections frontales poursuivent en quelque sorte la facture du corpus présenté lors de la précédente exposition de Paiement, Refaire surface, dans laquelle figuraient, en un accrochage exclusivement mural, l’appartement en désordre d’un ami, F3 (Living Chaos), et des lieux publics fréquentés par l’artiste. Ces images nous avaient passablement remués en raison non seulement de leurs prouesses techniques mais aussi de leur habileté à constituer de formidables clins d’œil sous forme de trompe-l’œil à la peinture.

Avec sa dernière production, Paiement quitte cette fois les cimaises pour renouer avec le mode installatif qu’on lui connaît et exacerber la démesure des photographies de sa précédente exposition. Pouvait-il en être autrement de la part d’un artiste d’une rigoureuse cohérence, chez qui l’architectonique a depuis toujours orienté les réflexions sur notre relation à l’espace ? Ce n’est donc pas exclusivement à la surface des images que l’on cherchera ici des repères, mais également à travers la profondeur de champ de la galerie. De fait, les planchers du bâtiment photographié se métamorphosent en pans de mur redressés et disposés en couches successives, nous obligeant ainsi à un trajet non plus vertical du bâtiment (du bas vers le haut) mais horizontal (de l’avant vers l’arrière de la galerie), telle une véritable traversée physique des images. Troublante architecture de lieux juxtaposés où s’intercalent le tangible et l’illusion tandis que le très grand format des images sature notre champ visuel. Cela crée une topographie pervertie, qui met inévitablement en doute la position privilégiée de l’observateur basée sur la recognition d’un point de vue unique.

C’est que ces images reconfigurent les pièces du logis de l’artiste et celles des paliers avoisinants en une gigantesque mosaïque de pièces détachées qui multiplie et perturbe les points de fuite possibles. À cela s’ajoute une juxtaposition de points focaux qu’on retrouve déjà dans chacune des sections de la maison. Ces différents points de vue, déterminés par la position en surplomb du photographe dans chacune des pièces, sont notamment perceptibles dans la suture des murs. De même le télescopage des étages (de la cave au toit) fait se chevaucher les différentes activités des individus à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment (les employés de la boulangerie, les occupants de l’appartement et les participants à un défilé dans la rue), entraînant une lecture chaotique de récits enchevêtrés.

Dans cet univers fourmillant qui l’excède, l’œil s’attardera longuement sur les innombrables détails offerts, les examinant de très près, fragment par fragment. Comme si, dans l’impossibilité de tout saisir à la fois, on cherchait à se repositionner dans les limites de son propre champ de vision. Ainsi vu de près, chaque cadre produit par la découpe des images semble cerner des univers distincts et intimes, alors qu’à distance leur immense format et la simultanéité des mondes qui s’y profilent donnent le vertige. L’œuvre a ceci de captivant qu’elle fait cohabiter les conceptions duelles du microcosme et du macrocosme en proposant une mise en situation pragmatique et efficiente. On comprend bien ici comment la détermination de cet artiste à explorer les constructions de la vision passe par des opérations de cadrage qui désignent la photographie comme découpe de la réalité et l’architecture comme structuration du champ spatial.

Par ailleurs, la dimension cumulative du montage numérique, comme dans le cas de Parages, requiert d’Alain Paiement un travail extrêmement méthodique et laborieux afin d’assurer une cohésion et des correspondances d’échelle tant à la surface des images que dans leur déploiement spatial, comme en font foi la succession sur un même axe de l’escalier en spirale et l’alignement du toit face à la boulangerie. Or, la transposition des images par des procédés de numérisation témoigne des manipulations illimitées qui sont possibles et, en conséquence, de la notion de simulation présente dans toute entreprise de traduction du visible sur une surface. Des anomalies dans la jonction de certains plans dénonceraient à cet effet les contraintes de la prise de vue et les aléas du bricolage numérique, comme si ces invraisemblances se posaient en témoins d’une représentation impossible. Bien que l’utilisation du numérique demeure épisodique dans sa production, Paiement a néanmoins été un des premiers photographes au Québec à y recourir. Cet outil devient pour lui prétexte à l’application d’une formidable redéfinition de nos manières de percevoir et d’interpréter le monde. Ses investigations, qui reposent depuis les débuts sur la cartographie et les systèmes picturaux de représentation (mapping, écrasement perspectiviste, jeu de plans-facettes cubiste, grille formaliste), mettent ainsi à profit une technologie dont on devra mieux évaluer l’impact dans l’ensemble des recherches sur les méthodes de représentation, picturales ou photographiques, depuis la Renaissance.

L’idée même de construction dans les œuvres de Paiement, qu’elle soit optique, spatiale, architecturale ou inscrite dans le travail de montage, est indéniablement liée à la temporalité. Il s’agit d’un temps fragmenté et précaire, jumelant réel et illusion, un temps en continuelle transformation, comme insiste à le dire avec beaucoup de justesse Anne-Marie Ninacs. Dans Parages, un écran vidéo accroché très haut dans la galerie, tel un cadre superposé aux nombreux autres, pourrait suggérer à lui seul le concept de temps mouvant. La vidéo projette en effet la figure animée d’une cheminée d’où s’échappe la fumée des fourneaux en pleine activité de la boulangerie. Cette figure, le temps de son passage, n’apparaît-elle pas comme un écran de fumée dans cette construction labile et insaisissable ?

1 Anne-Marie Ninacs, Alain Paiement. Le monde en chantier, Galerie de l’UQAM, Montréal, 2002, 143 p. L’exposition a été présentée à la Galerie de l’UQAM du 18 octobre au 23 novembre 2002.

 

Depuis ses premières productions picturales et installatives, puis dans une recherche photographique amorcée dès 1985, Alain Paiement explore et renouvelle systématiquement les modes de représentation de l’espace et du temps, dans une démarche qui se situe à la croisée des traditions picturales, photographiques, architecturales et cartographiques. Ses travaux ont été largement exposés au Canada et en Europe. Alain Paiement vit et travaille à Montréal.

Mona Hakim est critique et historienne de l’art. Elle enseigne au collégial. Ses publications portent sur l’art contemporain et plus fréquemment sur la photographie. À titre de commissaire indépendante, elle a entre autres orga­nisé les expositions de photographie Les intrus et Le cadre, la scène, le site (en cocommissariat). Elle travaille en ce moment à un projet d’exposition d’un corpus d’œuvres du photographe Michel Campeau.